Je suis allé jusqu’au point téléphone et j’ai appelé Bess :
— J’aimerais vous voir.
— Bien sûr. Quand ?
— Tout de suite.
— Venez.
— Merci, Bess.
J’ai raccroché. Le peu de ferraille que j’avais, je l’ai utilisée à copier les bonnes feuilles du carnet de Franck en plusieurs exemplaires. Les copies étaient meilleures que je l’aurais pensé pour une telle machine dont tout le monde se sert. Leur contenu était explicite. La fille qui tenait la caisse de la boutique m’a adressé une mimique désabusée qui ne voulait rien dire. Elle était construite comme un avion torpilleur et ne l’ignorait pas. Il m’aurait fallu plus de temps pour donner suite.
Avant de démarrer la Honda, j’ai enfilé mes lunettes noires. Trop de soleil, mon pote… J’ai roulé plus vite, puis très au-dessous de l’allure autorisée et de nouveau très vite, jusqu’à la sortie de Fontainebleau où j’ai pris à droite au ras d’un camion. Je me suis encore arrêté dans une allée cavalière où je suis resté embossé dix minutes sans quitter la voiture, ni couper le moteur, à écouter la radio sans y prêter attention tout en surveillant la route. Personne. On avait décidé de me laisser la bride sur le cou. Je l’avais fait souvent, mais toujours lorsque j’avais eu la certitude absolue de pouvoir remonter le poisson au moment voulu, lorsque je savais que sa marge de manœuvre réelle était à peu de chose près égale à zéro, et qu’il était déjà ferré, le leurre bien au fond de la gorge, déjà clouté.
Après Fontainebleau, je me suis arrêté dans un village. J’ai acheté une forte enveloppe kraft, j’y ai glissé le carnet et la vendeuse m’a aidé à la refermer et à en renforcer les bords avec de la bande adhésive qui sert habituellement aux cartons d’emballage. Du bureau local, je me suis expédié le paquet en poste restante à mon nom, dans un bureau du XXe où je n’allais pas souvent, et jamais pour y prendre du courrier. C’était tout ce que je pouvais imaginer. Il m’est juste resté de quoi acheter deux paquets de Camel sans filtre au bistrot qui faisait tabac, dépôt de presse, et dans une moindre mesure épicerie-mercerie.
Quelques nuages diffus sont venus masquer le soleil par instants, sans animosité ni réelle intention de nuire. J’ai encore un peu roulé, sur plusieurs kilomètres derrière une citerne de gaz qui a fini par me laisser le champ libre en prenant à gauche, puis sur une route vide, et enfin j’ai pris le chemin qui conduisait chez Franck.
C’était maintenant, la fin de la route.
J’ai coupé le contact en haut de l’allée. La maison était grande, basse et de plain-pied. Certains soirs d’été, des myriades d’hirondelles s’ébattaient dans le ciel alentour en lançant de brefs cris aigus comme de minuscules déchirures qui zébraient le silence. La façade donnait au sud, et l’arrière sur un bois de pins qui couvrait la colline et dévalait encore plus loin, jusqu’à des bosquets de bouleaux et de jeunes chênes qui faisaient toujours partie de la propriété. J’ai fait le tour. Le parc était à l’abandon et le fond de la piscine jonché de feuilles mortes depuis longtemps. Les anciennes serres étaient vides et bon nombre de carreaux cassés.
Tout trahissait le manque de soin et une grande lassitude. Tout y était à l’image de Franck, à la fin de sa vie. Je me suis adossé à un pin. Bess a mis longtemps à me rejoindre. Elle portait un gros chandail gris, un bas de treillis trop grand pour elle. Elle était en espadrilles, les cheveux retenus par un ruban sur la nuque. Elle s’essuyait les mains à un chiffon maculé de peinture par places. Elle m’a tendu la joue.
— Autrefois, nous nous tutoyions.
— Autrefois, Bess.
Elle a posé les deux mains sur mes épaules et m’a attiré contre elle. C’était doux, sans malice, un peu triste quand même. Je l’ai serré, mais pas au point de lui faire mal. Elle sentait bon l’huile de lin dont ses vêtements étaient imprégnés, ses vêtements et ses cheveux, et peut-être toute sa peau. Elle a tremblé un peu. Elle m’a dit :
— Il est parti. Je savais qu’un jour il partirait, mais pas de cette manière. Nous ne nous entendions plus très bien depuis des années. Je crois que nous ne nous entendions plus du tout, mais c’était Franck. Et il est parti.
— Il faut que je vous parle, Bess.
— Il faut que je te parle, Bess. Moi aussi, il faut que je te parle. Et que je te montre quelque chose avant que tu t’en ailles. Toi aussi, tu vas t’en aller, n’est-ce pas ?
— Je vais m’en aller.
— C’est ce que tu as toujours fait, d’aussi loin que je te connaisse. T’en aller.
Je l’ai lâchée et j’ai fait quelques pas dans la lumière qui traversait les branches, sans autre but que trouver le courage de lui dire ce que j’avais à lui dire. Elle m’observait avec sa franchise habituelle. Bess n’avait jamais rien su dissimuler, du moins le pensais-je, par exemple le peu de sympathie que je croyais susciter en elle. J’ai sorti les photocopies de ma poche et en les prenant, Bess a dit avec dureté :
— Rentrons, veux-tu ?
Dehors, dedans, quelle différence ?
Je l’ai suivie.
Elle est restée longtemps silencieuse, la tête penchée, et je l’ai crue abasourdie. J’ai allumé une cigarette dont je n’avais aucun besoin et qui ne m’a pas apporté de soulagement. Je n’en aurais pas voulu, du reste. Je n’étais pas sensible au luxe et Franck ne devait pas l’être beaucoup plus que moi, mais je ne manquai pas d’être impressionné. Tout était très classe, très juste, chaque meuble et les rares bibelots, les grandes toiles au mur de même que la cheminée monumentale à laquelle Bess tournait le dos, mais on n’y voyait pas trace de Franck. Bess a fini par prendre une cigarette dans mon paquet. Je lui ai donné du feu. Penchée sur la flamme, elle a dit :
— Mon Dieu, quelle horreur ! (Elle a relevé le front et m’a fixé sans dureté ni ressentiment.) Nous n’avions pas besoin d’argent. L’an dernier, j’ai exposé à Paris et à New York. Cette maison est payée. Mes toiles se vendent bien, la plus chère est partie à douze millions. Franck pouvait travailler pour son argent de poche et les cigarettes. Il ne fumait plus beaucoup à cause de ses poumons.
J’avais vu ses poumons. Ses poumons et ce qu’on lui avait fait.
Bess a posé les copies à ses pieds. Elle a ajouté :
— Pour rien au monde, je ne l’aurais quitté. Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Me rendre, comme on dit.
— Tous mouillés.
Elle a répété d’une voix sourde :
— Quelle horreur !
Je n’avais pas le même sens que Bess de l’horreur. Le mien s’était considérablement émoussé au fil des ans, ou bien n’en avais-je eu jamais beaucoup. La lumière qui provenait des baies à meneaux losangés modelait son visage avec une rare douceur. Jamais Bess n’avait été aussi belle à mes yeux. Son regard a balayé toute ma face puis mes mains.
— Eux non plus n’avaient pas besoin d’argent. Pas à ce point.