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— Personne ne devrait en avoir besoin à ce point. C’était peut-être un jeu dans leur esprit.

— Un jeu ?

Indignée, elle n’était pas moins belle.

— Un jeu, Bess. Vingt-cinq pour cent net d’impôts sur dix ou quinze jours. Jackpot. Aucune banque au monde, à ma connaissance, ne sert de tels intérêts, même sur le très court terme. À preuve, même un banquier s’est pris au jeu…

— Jackpot. C’est pour ça qu’on l’a tué ?

— Je ne sais pas. Il était l’âme de la combine. Lui seul avait les contacts nécessaires pour monter ce type d’opération. Il servait de collecteur de fonds et aussi de fusible. (J’ai dû sourire un peu, pour dissiper mon propre malaise.) Il avait commencé petit pour appâter ses amis.

— Tes amis.

— Je n’ai plus d’amis, Bess. Petit d’abord, puis de plus en plus gros. Franck connaissait bien l’âme humaine. C’est cher, une seconde voiture et ce petit appartement qu’on convoite sur la Côte, les vacances de neige… Les études de la grande qui rentre à l’Université. Tout est cher, de nos jours, Bess, et certains rêves hors de prix. Et puis, ils ne savaient pas au juste. Franck était policier, après tout.

— Policier.

Elle s’est levée et nous a fait deux bourbons sans glace. Bess avait de la mémoire, bien plus que je le pensais. Sur son compte aussi, je m’étais lourdement trompé. Quand elle m’a tendu le verre, j’ai frôlé ses doigts sans le faire exprès. Ils étaient si froids que ça m’a serré le cœur. Elle s’est rassise en face de moi avec un soupir usagé.

— Ils savaient. Liberté, égalité, fraternité. Dans le fond, ils savaient.

— Naturellement, Bess. Franck a tout consigné noir sur blanc. Tout est marqué, y compris les dates et les références des chèques…

— Des chèques ?

— Oui. Des chèques. Même des chèques.

— Ils avaient confiance à ce point ?

— Franck inspirait naturellement confiance. Il avait tissé sa toile et elle s’étend bien plus loin que vous le pensez. C’est pourquoi il y avait de si tristes mines aux obsèques. Je n’ai jamais eu qu’un ami, un frère, et c’était Franck. Quelqu’un a écrit que le soleil se lève aussi.

— Ernest Hemingway.

— Peut-être. Je suis resté trop longtemps à la Nuit.

— J’imagine.

— La dernière fois, Franck est parti avec la caisse. Je sais où elle se trouve. Il me l’avait dit dans son dernier coup de téléphone, mais je n’avais pas bien compris. Je ne veux pas qu’on s’en prenne à toi, ni à Junior.

Elle a levé les yeux avec lenteur. Ils étaient très dorés dans la lumière, avec un liseré plus sombre, irrégulier autour, comme en ont certains chats. Elle a bu quelques gorgées.

— Tu as trouvé la caisse, mais tu n’es pas parti avec, toi.

— Non.

— Pourquoi ?

— Chaque homme a son prix. Ça n’était pas le mien.

— Idiot. Tu es idiot. Franck le disait toujours lorsqu’il parlait de toi, c’est-à-dire trop souvent. Tu tenais trop de place dans sa vie. Il parlait de toi comme d’un Grand Maître, mais d’un Grand Maître idiot. Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Me rendre et dire la vérité. (J’ai levé la main droite, d’un geste qui se voulait frivole mais qui ne l’était pas et qui m’a fait un peu peur. C’est ainsi qu’on jure devant un tribunal.) Toute la vérité, rien que la vérité.

Bess avait eu le temps de lire la liste sur laquelle les noms figuraient en clair. Elle a observé :

— Si tu parles, Calhoune trinque. Indirectement, mais elle trinque.

— Correct.

Elle a vidé son verre d’un trait. J’ai reposé le mien à mes pieds. Je n’avais pas envie de boire. Je me suis levé et je suis allé jusqu’à la fenêtre. Je n’étais pas très fier, mais j’avais moins mal. J’étais resté trop longtemps dans ma nuit. J’ai tapoté le verre cathédrale du bout des doigts, comme pour me convaincre qu’il existait, de même que la lumière qui le traversait, ou peut-être pour me rendre compte que j’existais encore.

J’ai ajouté sans rien cacher :

— Si je parle, il y aura sans doute perquisition ici. Vous serez tracassés, à moins naturellement qu’on choisisse d’écraser le coup. Sinon, vous risquez d’être ennuyés. Interrogés.

Les choses se sont passées en deux temps.

Premièrement, Bess est venue et en me prenant le bras, elle m’a conduit où habitait Franck à la fin. Il s’était aménagé une pièce à lui dans l’ancienne véranda au nord. Il y régnait la chaleur et l’odeur d’une serre tropicale, à la fois vaguement sucrée comme celle de certains morts et les fleurs qui commencent à pourrir dans leur vase, épicée comme les lactaires poivrés, riche comme de l’humus sous les pas, presque abasourdissante. L’endroit était peuplé de grandes plantes presque toutes exotiques, aux grasses fleurs grenat et pourpres, aux feuilles tarabiscotées qui se promenèrent sur mon visage à la manière de longs doigts cireux et réticents à mon passage. La plupart des espèces m’étaient inconnues, et beaucoup m’ont paru détestables. Bess était restée sur le seuil. Près de la fenêtre se trouvait un grand bureau dont le dessus était rangé. Téléphone et minitel. Au mur passé à la chaux était fixée la commande de la climatisation. La température et le degré hygrométrique étaient gérés par l’électronique, de même que l’ouverture des volets d’aération et la lumière ambiante. Il y avait aussi un lit de camp fait au carré.

— Voilà, m’a dit Bess sans s’approcher. C’est là qu’il vivait. Il nous avait laissé le reste.

Je me suis essuyé la figure. Lui ici, moi ailleurs. Un simple lit de camp pourvu de couvertures des surplus de l’armée. Le sol était cimenté. Un autre homme seul. Bess a encore dit :

— Franck était devenu un spécialiste de ces plantes. Des correspondants venaient le voir depuis toute l’Europe. Parfois de plus loin. Je ne sais pas quel attrait il leur trouvait, à part l’odeur. Venez.

Deuxièmement, elle m’a conduit à son atelier. Bess avait toujours peint, et même avant que ce fût à la mode, dans une veine hyperréaliste qui ne pouvait manquer d’avoir beaucoup de succès à la longue. C’était orienté sud-est dans une ancienne buanderie qu’elle avait éclaircie et rénovée. Les baies vitrées allaient des bardeaux au sol couvert de larges dalles en pierre grise qui provenaient de fouilles. Les rideaux étaient grands ouverts, si bien qu’il n’y avait d’ombre nulle part. Bess avait toujours détesté l’obscurité. En plein milieu se trouvait son chevalet qui me tournait le dos. Bess a regardé ce qu’il y avait dessus et que je ne pouvais pas voir, et elle m’a regardé, comme à titre de comparaison, d’un œil vif et scrutateur.

— Venez…

Elle s’est reculée d’un pas.

L’homme était assis, le menton sur les avant-bras et les genoux dessous, adossé à quelque chose qui pouvait être une colonne bancale ou un morceau de croix. On remarquait qu’il portait des bottes en cuir défraîchi et un jean passé dont le bas s’effrangeait. Ses talons étaient plantés dans du gravier rendu avec une grande précision et beaucoup de netteté. Le fond baignait en revanche dans un lointain froid et bleuté propice à la mélancolie. Je n’ai rien trouvé à redire à la description fidèle du blouson, ni au peu qu’on voyait d’une main. Je n’ai pas aimé le traitement du visage ni l’expression des yeux. Il y avait dedans trop de tristesse et d’amertume. On y lisait trop de défaites pour qu’elles fussent explicables par des motifs de droit commun. Bess se tenait à côté de moi, les coudes dans les paumes, les bras croisés sur l’estomac. Je n’ai pas trouvé la force de la regarder en face. J’avais stoppé des hommes bien moins abîmés que ça. Les yeux mangeaient la figure maigre, eux seuls étaient restés avides, ils paraissaient aussi trop suppliants, pour ainsi dire presque encore trop vivants. C’était le regard de quelqu’un d’incurable. C’était le mien.