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— Mais vous n’avez pas de preuves.

— Non, pas de preuves.

Il a hoché la tête de façon machinale. Je l’avais vu souvent faire ce geste lorsqu’il enregistrait les déclarations d’un prévenu. Ses yeux étaient toujours rivés sur moi. J’ai allumé une Camel tant bien que mal et je l’ai regardé. Au bout d’un quart de siècle, un flic en sait long. Il pourrait chanter beaucoup de choses si l’envie lui en prenait. Je n’en avais pas envie. Si Franck n’avait pas mentionné le nom d’Hadj dans son carnet (avec les dates et les heures de ses contacts, de même qu’un bref résumé de leurs entretiens), je n’en aurais pas fait état. Pas une donneuse.

Mauser m’a taxé d’une cigarette. Il se l’est allumée avec mon Zippo. Là se bornaient ses largesses. Il a remarqué :

— On va dire que vous avez trouvé le moyen en vous confiant à moi de… mettons, vous venger.

— On le dira. On dira des choses bien pires. On dira qu’en me présentant à vous j’ai allumé un contre-feu. On dira que j’ai sans doute voulu passer un accord pour me défarguer de tout ou partie de l’addition et que vous aurez refusé. N’est-ce pas ?

Il se rappelait comment je répondais. Il a dit :

— Correct.

— Pas de deal, Mauser. Vous ferez ouvrir une information si vous le jugez bon. Il y aura une enquête. Je ne sais pas à qui elle sera confiée et je m’en fous. Il y aura des inculpations, peut-être. Lundi matin, je vous tiendrai en main propre le carnet de Franck, ou je vous le ferai remettre par une tierce personne.

— Léon.

— Peut-être. Vous ferez ce qu’il y a à faire.

— Je ferai ce qu’on me laissera faire. Savez-vous où se trouve l’argent ?

— Affirmatif. L’argent, le vélo-dog qui a servi à tuer Franck. Le corps de l’homme que Franck a tué.

— Beaucoup d’argent.

— Énormément d’argent. Des dollars américains. Je n’y ai pas touché. Je ne les ai pas comptés. Dans ce genre de transaction, le vendeur passe des échantillons pris au hasard au détecteur de faux billets. (Mauser a eu un mince sourire, presque insignifiant.) De vrais dollars américains. Si j’en crois Franck, l’équivalent de six millions de francs lourds.

— Vous n’y avez pas touché.

— Non. En perquisitionnant, vous trouverez chez moi, si elle y est encore, une enveloppe d’instructions. Lampe-Torche me l’a donnée. Il était question que j’interroge les types chargés de la surveillance de l’opération. Ce sont des deuxièmes couteaux, ils pourront vous apporter peut-être un peu de biscuit.

— Peut-être. Vous les avez interrogés ?

— Non. Il y a aussi un peu d’argent.

— Vos frais de mission. Vous n’y avez pas touché non plus.

— Non. Vous trouverez aussi un cafard mort dans le bac à légumes du frigo et il ne vous apprendra rien. Vous trouverez également l’annulaire gauche d’une femme dont le corps se trouve actuellement à la morgue. C’est Lampe-Torche qui me l’a apporté dans un emballage cadeau fabriqué sur les Champs. C’était censé m’inciter à plus de coopérativité.

C’était la nuit. Je ne l’avais jamais vraiment quittée. Il ne me restait plus grand-chose à déclarer et Mauser s’en est rendu compte. Bien sûr, que j’allais tomber — que j’étais déjà tombé. J’y avais mis beaucoup de suivi et d’application. On lâche un peu la rampe, pour une raison ou une autre, les autres vous dépassent en maugréant comme dans un escalier mécanique du métro où le moindre traînard bouchonne, on les voit bien continuer à monter en hâte, emportés qu’ils sont par des choses minutieuses et précises qui vous resteront à jamais mystérieuses et impénétrables, et bientôt il n’y a plus personne. On est seul et c’est la nuit. C’est en tombant qu’on se rend compte, pas quand on est pressé et qu’on maugrée. C’est dans la nuit qu’on comprend le mieux, quand il n’y a plus personne autour.

— J’ai connu un bon flic, m’a confié Mauser. Un homme solide et franc. Vous ne lui ressemblez plus.

— Plus vraiment.

Il n’y avait pas de mépris dans ce qu’il disait, et ses propos avaient le ton d’un simple constat empreint de lucidité. Ça n’aurait servi à rien d’expliquer. J’ai sorti quelques pièces de monnaie. Il me restait de quoi payer, mais Mauser m’en a empêché :

— Laissez. Vous aurez bien d’autres choses à régler. Plus chères.

Je l’ai regardé. Mauser était un bon magistrat. Un homme solide et franc. Il ferait de son mieux, ce qu’on lui laisserait faire tout au moins. J’avais confiance en lui comme j’avais eu confiance en moi. Il a souri, mais de façon moins automatique, avec un peu plus de chaleur.

— Vous auriez pu vous taire. Faire le canard, comme on dit chez vous. Vous aviez touché le pactole. Même avec Hadj aux fesses, vous aviez quelques belles journées devant vous.

— Quelques belles nuits.

— Vous ne l’avez pas fait. Pourquoi ?

— Franck n’aurait pas aimé. Le Franck solide et franc que j’ai connu n’aurait pas aimé. Et je n’aurais pas aimé donner raison à l’autre, celui qu’il était devenu.

— Qui a tué Franck ?

— Le même qui a supprimé Farida.

— La voix de Mickey ?

— Quelle voix de Mickey ?

Mauser a souri. Il m’a donné l’impression d’un cabriolet de sport qui se met en pleins phares.

— Votre ligne à l’Usine était sur écoutes. Celle de Farida également. Celle de Franck aussi.

— Calhoune ?

— Oui.

À mon tour, j’ai bougé la tête et un peu les épaules, sans gaieté. On ne sort pas de la nuit, jamais, sauf pour une autre nuit qui n’est peut-être ni pire ni plus malveillante, ni plus dépourvue de mystère, et dans laquelle on rentre couché et les pieds en avant. Elle nous a accompagné tout du long, comme une maîtresse fidèle, la seule peut-être qui ne vous ait jamais abandonnée, la seule maîtresse des vrais hommes, à coup sûr le seul refuge. Mauser m’a dit :

— J’ai obtenu les bandes. Une copie des bandes. Non sans mal. La voix est chanstiquée. Pourquoi ?

— Pour qu’on ne la reconnaisse pas.

— Voilà, a soupiré Mauser. Qui a tué François Novack ?

— Celui dont la voix était chanstiquée.

— Quelqu’un qui savait. Qui pouvait savoir ?

Je n’avais pas touché à mon café. Il était froid et huileux. La mer l’est aussi, également étale, certaines nuits, dans les ports aux eaux sales. Si j’avais eu le temps, j’aurais fini par acheter un bateau. Celui ou celle dont la voix était chanstiquée. J’ai répondu à Mauser :

— Je n’ai jamais rien affirmé que je ne sois en mesure de prouver.

— Bien sûr. Mais dans les marges… Vous avez une idée.

— Une idée.

— Est-ce qu’elle vous réjouit ?

— Non.

— Vous viendrez, lundi ?

— Peut-être.

— Si vous ne venez pas, on ira vous chercher.

— Ça ne sera pas utile.

Mauser a fini sa bière. Il m’a regardé en face.

— Que voulez-vous au juste ?

— Seulement la nuit.

— Ils ne vous la laisseront pas. En rentrant chez vous, vous trouverez une convocation pour dix heures trente demain au siège de votre division. Ils ne vous laisseront même pas votre trou à la nuit, même pas votre carte de pêche et votre pistolet. Calhoune a obtenu du parquet général qu’on vous retire votre habilitation d’officier de police judiciaire. Elle ne l’a pas obtenu facilement à cause de votre dossier. En revanche, il lui a été facile de décrocher votre suspension du directeur PJ. Voilà : demain matin, vous allez être suspendu. Proxénétisme aggravé et corruption passive pour commencer. La procédure de révocation est entamée. Elle trouvera le moyen de vous faire inculper…