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Vingt et un

C’était un matin de décembre, un de ces beaux matins froids et venteux qui semblent promettre monts et merveilles et ne tiennent rien du tout. Je suis rentré et je me suis mis un moment sur le balcon. Au-dessus de ma tête, le ciel clair était d’un bleu si profond qu’on pouvait avoir l’idée de s’y noyer. Le vent n’a pas traversé mon blouson, mais il m’a mordu les jambes en rageant comme un chien jaune. Je suis resté tout un grand moment accoudé à la rambarde en fer à fumer en écoutant la lumière de la ville, tous ces bruits que j’avais tant aimés et qui ourdissent la trame des blues et de certaines petites tragédies, j’ai fumé et écouté, l’esprit vide et les mains désœuvrées, et encore fumé. Toute cette petite musique fraîche et pimpante qui montait de partout m’a fait du bien, de même que la lumière calme et saine, le miroitement des toits, l’enchevêtrement des cheminées hérissées d’antennes de télévision et ici ou là les branches nues et grises des arbres, de même que les passants et les pavillons des voitures que je voyais de haut, de même que la Seine qui coulait pont de Bercy, non loin de ces murs qui sentent la mort et où on avait vidé Franck comme un poisson destiné à l’étal. Sur tout cela, j’avais veillé nuit après nuit.

Vers midi, je suis rentré et je me suis fait du vrai café.

Sur ma chaîne sans âge, j’ai mis un de ces enregistrements historiques que je ne sors qu’une ou deux fois par an et qu’il n’est pas utile de passer à tout bout de champ. Sur la vieille pochette grise, quelqu’un a écrit non sans justesse que le Southern Sunset est un air d’une folle nostalgie qui ne peut laisser les yeux secs qu’à ceux qui sont taillés dans le marbre. Personne ne l’est vraiment. L’enregistrement date de 1938 et Sidney « Pops » Bechet reprend deux fois son thème fétiche, la première au bâton noir (clarinette), la seconde au saxophone soprano, et les deux fois c’est un ravissement de justesse, de lyrisme discret et d’émotion, de douceur réfléchie empreinte d’une très rare qualité mélancolique. Je l’ai remis plusieurs fois en sirotant mon café, je me suis imprégné de chaque note, de la moindre inflexion, de la plus infime part de silence et d’amertume sagace et distante qui transparaissait çà et là, sans laquelle le blues n’est rien et une vie pas grand-chose. Tout en écoutant, j’ai bien sûr revu les yeux de Franck — de Franck vivant. Eux aussi étaient vigilants et doux amers. Eux aussi savaient. Naturellement, ils ne pouvaient pas tout prévoir. Personne ne peut tout prévoir, autrement nous serions des espèces de dieux et même la plus tendre mélodie ne pourrait nous être d’aucun secours.

J’ai revu Franck avant sa maladie, comme il était dans son ample manteau sombre avec sa face obstinée et rieuse de faune guilleret, ses chemises de lin et ses complets coûteux. Je l’ai revu avec sa grosse chevalière très comparable à la mienne, avec ce sourire rentré qui lui était propre, ses yeux prestes et vifs de voleur à la tire encagnardés dans tout un lacis de rides précoces comme en ont les loups de mer et ceux qu’on habitue dès leur plus jeune âge à scruter l’horizon et le ciel. J’ai revu Franck au volant de son Alfa. Je l’ai revu défaisant le brêlage de son parachute, lorsque nous venions de sauter. Tout le temps que durait la chute, nous volions de conserve à des deux cents à l’heure et c’est tout juste si nous nous rendions compte que nous tombions. Franck avait chuté rien qu’un tout petit peu de temps avant moi. Il ne me restait qu’à le suivre. Je l’ai revu attisant les braises dans le soir, avec près de lui le visage rude, soucieux, de Léon — il y a longtemps que j’aurais dû comprendre, et à présent ça ne servait plus à rien. Franck avait été un homme dur et vulnérable, assez dur pour survivre, assez vulnérable pour le mériter. Il avait marché sans cesse à la rencontre de quelque chose qui sans cesse reculait et s’effaçait devant ses pas, sans cesse déçu mais non pas découragé. Face à la mort, il n’avait pas trahi. Ma peine était aussi infinie que la sienne.

J’ai éteint l’ampli et enlevé le disque. Il ne pouvait plus faire de bien à personne. J’ai avalé le reste du café et je me suis attaqué au ménage. J’ai ouvert toutes les fenêtres au large et briqué partout, même les trois pièces vides, surtout celle où il y avait la grande verrière carrée dans le plafond, mon Salon de musique, où j’avais décidé d’attendre dans ma tête. J’ai passé un coup de serpillière sur le parquet qui s’est mis à sentir le chien mouillé.

Tout cela m’a pris du temps et à plusieurs reprises je me suis retourné comme s’il venait quelqu’un, mais c’était encore trop tôt, trop tôt pour tout le monde. Il fallait laisser à Mauser le temps de bouger, d’aller aux ordres, laisser le temps aussi aux nouvelles de fuir. Je voyais, sans rancune, sans joie, le barouf, les mines s’allonger… Des téléphones devaient fumer en de nombreux endroits. À quinze heures, je me suis préparé deux œufs sur le plat et j’ai mangé debout en sauçant la poêle. Je me suis refait du café et je suis allé ranger les disques et les livres dans la pièce où je dormais. Il y manquait le coffre de la guitare, soit près des deux tiers de ma vie. Franck Junior n’aurait aucun mal à l’apprivoiser tout seul. Dans certaines familles, le malheur et la môsique font partie des maux héréditaires.

Plus tard, j’ai dévissé à la pointe de mon Buck la petite trappe dans le mur après avoir découpé le journal qui tapisse le mur. On a chacun son petit jardin secret. Le mien contenait un automatique .45 Governement Model en acier gris, le nécessaire d’entretien et une boîte de cartouches en calibre 11,43, ainsi qu’un petit magnétophone de précision qui se déclenche au son et s’alimente à l’aide de piles au cadmium-nickel. Du shit et des papiers sans valeur — sans valeur maintenant. Un coffret avec une décoration à laquelle je n’avais jamais touché. Un jour, un original a ajouté une branche à la croix pattée de gueules du Temple et en a fait la Légion d’honneur. L’original s’était couronné empereur et s’appelait Napoléon. La mienne, je suis allé l’épingler à la porte des chiottes. Il y avait aussi la photo de Calhoune, dans une pose qui n’était ni obscène ni vulgaire, bien qu’elle fût très révélatrice de ses intentions du moment et de ses capacités. Calhoune avait beaucoup d’ingéniosité et une impudeur de gymnaste.

J’avais aussi aimé cette Calhoune, comme on peut aimer un miroir brisé. J’ai remis la trappe en place, pas la photo. Je me suis occupé à démonter et à nettoyer le mécanisme du colt. Les plaques de couche étaient usées et sombres, mais l’arme intacte. Je l’ai remontée comme à l’exercice, j’ai rempli le chargeur à sept cartouches dum-dum et je l’ai enfoncé dans la crosse d’un coup de paume. Pas plus que le reste, ce genre de geste ne s’oublie.

Yellow Dog est rentré en retard. Il a à peine touché à son assiette et il est allé tout de suite s’installer en rond sous la couette. Deux minutes après, il dormait comme un corps mort. J’étais plein de tristesse, d’amertume et d’appréhension. J’aurais voulu en finir vite, maintenant. J’ai contrôlé l’état de marche du magnétophone en comptant lentement de un à dix et en repassant la bande, je n’ai pas aimé ma voix. Elle était trop lente, trop pleine de regrets, trop lasse. Elle ne pouvait plus tromper personne. Même à mon propre égard, elle manquait de cette courtoisie qui rend toute chose possible ou seulement tolérable, même des aveux.

J’ai placé le magnétophone dans la verrière en m’aidant d’un des deux fauteuils dont même les huissiers de justice n’avaient pas voulu. J’ai fait des essais qui m’ont permis d’acquérir la certitude que d’où qu’on parlerait dans la pièce, rien ne manquerait. Peut-être ceux qui écouteraient la bande plus tard n’entendraient-ils que des bruits de pas sur le parquet et deux détonations énormes presque confondues qui empâteraient tout — rien d’autre.