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Est-ce qu’on sait jamais ?

Lorsque tout a été bien calé, jusqu’à l’emplacement précis des fauteuils, le mien le dos tourné à la fenêtre du fond, l’autre en face près de la porte, le magnétophone en place dans le plafond sur la position veille, je suis allé me laver et me changer et j’ai remis un peu de quoi manger à Yellow Dog.

On ne sait jamais.

Après, j’ai enfilé mes vieilles bottes comme si j’allais sortir, j’ai pris mes deux derniers paquets de cigarettes et un cendrier en terre, une bouteille d’eau minérale et le bourbon, la bouteille de la grande occasion, et ce recueil de Rilke qui ne m’a jamais quitté. J’avais le colt dans la ceinture au milieu du dos. Je me suis installé dans le fauteuil le dos à la lumière vitreuse, j’ai croisé les chevilles, les jambes étendues devant moi, et j’ai commencé à attendre.

J’avais fini de descendre.

La nuit et le froid m’ont pris. J’ai dû m’assoupir, car c’est le grondement de la rampe qui m’a réveillé. La porte palière n’était jamais verrouillée. Il suffisait de tourner la poignée et de pousser pour entrer. Celui qui montait avait pensé à étouffer ses pas, ne serait-ce que par habitude, mais il ne s’était pas méfié de la rampe. Celui ou celle. Je me suis massé les poignets, puis j’ai saisi le .45 et d’un geste j’ai monté une cartouche dans la chambre. Je l’ai gardé contre la cuisse. Le geste n’avait rien d’hostile.

La devanture au néon du chinois faisait rougeoyer la fenêtre ainsi qu’un vaste morceau de plafond, mais pas jusqu’à la verrière ni au magnétophone. Les pas ont sonné clair sur le palier et on a tapé à la porte, franchement, sans se cacher. Des tas de gens ne se cachent pas, qui n’ont pourtant pas tous de très bonnes intentions. J’avais froid et je me sentais migraineux. Je n’ai pas bougé. J’ai crié d’entrer depuis là où j’étais. Sans bruit, la bande a commencé à tourner.

On est entré. J’ai encore appelé.

Dans la pénombre, une grande silhouette mince et sévère en tailleur sombre est apparue. Elle avait une main devant elle et cette main pouvait tenir une arme dont elle aurait cherché à explorer l’obscurité, mais ce n’était ni une arme, ni celle que j’attendais. C’était un maglite et c’était Léon qui la tenait devant elle.

Quand elle a donné de la lumière, le dur faisceau a rencontré le canon du pistolet braqué sur elle et Léon a dit :

— Holà ! Ho…

Aussitôt, elle a éteint. J’ai posé le .45 en travers des cuisses et allumé une cigarette. Léon s’est déplacée au hasard. Si elle a remarqué le fauteuil, elle n’en a rien laissé paraître. Elle est restée debout à tripoter les lanières de son sac qu’elle avait à l’épaule. Je n’avais jamais vu Léon en tailleur. J’ignorais qu’elle en possédât un. J’avais ignoré tant de choses d’elle qu’un petit peu plus ou un petit peu moins… Elle aussi a allumé une cigarette. Dans la flamme du briquet, son visage avait un modelé doux et pensif, le visage qu’elle devait avoir pour se pencher sur celui de Franck, un visage capable d’une peine bien démesurée puisque lui ne l’avait jamais vraiment aimée. Jamais en tout cas comme elle l’avait aimé. Pour se pencher sur Franck en lui tendant sa bouche. Elle a refermé son briquet — plus de flamme ni de douceur teintée de regret. Elle s’est enlevée du cadre lumineux de la porte et je suppose qu’elle s’est adossée au mur. Elle m’a dit d’une voix qui se voulait amère mais ne parvenait pas à l’être tout à fait :

— Tu veilles les morts ?

— Pas les morts. Un mort.

J’ai vu remuer l’extrémité incandescente de sa cigarette. Ça pouvait vouloir dire n’importe quoi. Dans son sac, elle avait son .357 de service, puisque la veste de tailleur était trop ajustée pour qu’elle le portât sous le bras ou à la ceinture, et Léon ne sortait jamais à poil — à poil, pour les flics, signifie désarmé. Dans la pénombre, j’ai fini par distinguer un peu de son visage, mais rien de ce que contenaient les trous sombres des orbites, gros comme le poing, et qui semblaient manger tout. Elle a dit :

— Tu attends quelqu’un ?

— J’attends quelqu’un.

— Celui qui a séché Franck ?

— Séché, oui. Celui ou celle.

— Tu risques d’attendre longtemps.

— Non.

Non, je ne risquais pas d’attendre longtemps. Je comptais sur la peur, l’impatience et la cupidité, et sur le fait aussi que certaines choses sont bien lourdes à garder pour soi, surtout lorsqu’on n’y est pas habitué. Tuer n’est pas si facile qu’on le croit d’ordinaire et personne n’en sort jamais tout à fait indemne d’un côté comme de l’autre. J’aurais aimé que Léon s’en aille tout de suite et me laisse seul avec mes fantômes. Elle a déclaré sans raison :

— Tu as foutu un beau bordel. L’Usine est à feu et à sang depuis le milieu de l’après-midi. Moll a été appelé chez le directeur. On parle de papiers bien emmerdants pour pas mal de gens. On parle de toi et d’une entente possible, si tu y mets du tien.

— Pas de lézard, Léon. Et pas d’entente.

— Le cabinet du directeur n’est plus très sûr de l’opportunité des sanctions qui te frappent, ni de leur fondement réel.

— Bien sûr, Léon.

— Fumier.

— Oui, Léon.

Elle a eu un rire glacial.

— Franck est venu te voir. Il avait besoin d’un deuxième. Moi, je serais montée derrière lui. Pourquoi il n’est pas venu me voir, moi ?

— Parce qu’il ne t’aimait pas, Léon. Pas à ce point.

J’ai senti le coup au moment où elle le recevait. Je ne lui apprenais rien, en somme, mais c’était dur quand même, pour elle comme pour moi. J’aurais préféré qu’elle m’insulte, comme d’habitude, plutôt que de l’entendre gémir. Je n’avais jamais entendu Léon gémir ni se plaindre. Bien sûr, qu’elle était dure, Léon, mais moins que je le croyais. D’une voix que je ne lui connaissais pas (qu’elle ne devait pas se connaître non plus), elle a murmuré :

— Je sais pas combien il me reste à tirer, mais c’est fini. Je sais pas ce que j’aurais pas fait pour lui. On se voyait tous les tremblements de terre, quand il avait le blues ou envie de tirer un coup…

— Ou besoin d’un rencard.

— Ou besoin d’un rencard. À chaque fois, je me disais que c’était la dernière et à chaque fois j’oubliais de lui redemander sa clé.

Elle s’est rappelé avec douceur :

— Je lui avais donné la clé de mon appartement, celle de la voiture et du box. Je m’étais dit…

— Laisse tomber, Léon. Ça ne sert plus à rien.

— … Un jour je rentrerai et il sera là. On fera des courses chez Ed ensemble, on dînera…

— Laisse tomber, Léon.

Elle avait besoin de parler, mais moi je n’avais pas besoin de l’entendre. Je n’aimais pas cette voix blanche qu’elle avait à se lécher ses blessures au sang. Franck n’était jamais rentré, nulle part. Un autre homme seul dans une autre histoire sans relief. La vie est faite de petites méprises qui prennent parfois le tour de tragédies, et je n’étais pas équipé pour le tragique. Je n’étais équipé pour rien. Je l’ai écouté gémir et il m’a même semblé à un moment qu’elle pleurait, ce qui était plutôt bon signe. À présent, je pense qu’elle ne pleurait pas. Elle respirait fort, comme une bête blessée, mais tout en comprenant ce qui lui restait à faire et comment il lui fallait organiser la fin, à sa manière à elle.

On ne se méfie jamais assez de soi, des autres. Je ne me suis pas méfié. Pendant longtemps encore, par à-coups, elle m’a parlé de lui sans plus jamais prononcer son prénom, seulement en disant il ou nous. J’aurais dû comprendre qu’elle remontait toute sa vie pas à pas, qu’elle déroulait tout à plat, qu’elle s’affermissait dans sa détermination. La souffrance fait dire et faire de bien étranges choses. Sa souffrance, je la sentais dans toute la pièce comme de grandes bouffées d’ondes sombres et maléfiques, des orbes plus sombres et plus vastes que la nuit. Sa douleur était trop grande pour elle. Elle aurait été trop grande pour tout le monde. Ses courtes phrases me faisaient l’effet de brèves rafales de balles tirées à la hanche. Plus d’une finit par me toucher au passage.