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Certains mots sont comme des balles perdues qui n’en finissent pas de ricocher avec leur terrible charge de mort.

Pas moyen de les éviter.

Elle a fini par se taire. Elle avait glissé le long du mur et elle était assise sur les talons, les genoux entre les avant-bras. En cognant le parquet, son sac avait rendu un son métallique et sourd. Le genre de bruit que fait une masse métallique en général, un calibre en particulier. J’aurais dû le prendre, mais de quel droit ? Le prendre et aller le déposer au coffre, à la Division, mais ça aurait provoqué une salade. Une salade de plus.

Et puis elle a fini aussi par se redresser. Elle a cherché ses cigarettes et son briquet et tout en allumant une Gitane, elle s’est adressée à moi de sa voix dure et neutre, celle que je préférais, à tout prendre. Elle m’a dit :

— J’ai craqué. Excuse-moi…

— Je te prie de m’excuser…

— Oui. J’ vais te dire…

Elle ne m’a rien dit. Elle était redevenue Léon. Une dure.

J’ai pensé à tort que le gros de l’orage était passé et qu’en somme il valait mieux que ça me soit tombé dessus puisque Léon savait que je ne parlerais pas. Je lui ai demandé :

— Qu’est-ce que tu vas faire, Léon ?

Elle m’a répondu d’un ton rogue et persifleur :

— Rien… Comme tous les mecs. Me bourrer la gueule. Aller au cul. Rien. Tu es sûr qu’il va venir ?

— Il ou elle. Oui.

Elle a tiré deux grandes bouffées de sa Gitane. Je ne voyais ni ses yeux ni sa bouche qu’elle cachait de la main. Elle non plus, je ne la voyais pas en criminelle. Tant qu’à faire d’aller au cul par ces temps de Sida, je lui ai donné l’adresse d’une ou deux boîtes à partouzes connues de tous et même des flics où au moins elle ne risquait rien. En guise de viatique, c’est la dernière chose que je lui ai dite. Elle a ricané :

— Tu es un vrai frère pour moi.

— Pas un frère, Léon, un copain de régiment.

— Adieu, mon pote.

Elle est partie. Pas très loin, mais elle est partie. Le cadran lumineux de mon Oméga marquait trois heures vingt. Je me suis levé pour pisser et je suis allé prendre ma maglite. Si Léon n’était pas venue, je n’y aurais pas pensé. J’ai vérifié que Yellow Dog dormait toujours sur la couette. Il se trouvait en plongée profonde, bien au-delà de l’immersion périscopique qu’est mon sommeil ou celui des êtres apeurés. Yellow Dog n’était pas apeuré. Je suis retourné dans mon fauteuil. J’ai pensé à rembobiner la bande car ce que m’avait confié Léon n’intéressait pas la justice. J’ai pensé vaguement à ce que je ferais le jour même, le lendemain et les jours suivants, maintenant que je n’avais plus de boulot et bientôt plus personne alentour. J’ai pensé aux liasses contenues dans la valise, si nombreuses, si serrées, si bien rangées qu’il eût été dommage de les défaire pour compter. L’étoffe de nos rêves est en chiffon de papier. Avec un peu de temps et de courage… Je me suis essuyé la figure dans le noir.

J’ai pensé à Franck avec ses deux saletés de petites balles dans le ventre. Il savait qu’il était en train de se vider en dedans. En bougeant, il sentait les deux petits noyaux brûlants, peut-être même sans bouger, il sentait aussi le froid venir dans les pieds et les doigts. Il était revenu me voir, me rendre compte peut-être comme à un retour de mission, ou encore m’expliquer…

Seulement, je n’étais pas là et quelqu’un d’autre l’attendait.

Quelqu’un dont il n’avait pas de vraies raisons de se méfier.

Et moi à présent j’attendais ce quelqu’un d’autre.

Il ne me restait plus très longtemps à attendre.

À Léon non plus.

Calhoune portait ses bottes texanes, le vieux blouson flight qu’elle mettait à l’époque où elle grattait au Groupe sous mes ordres, un blouson constellé d’écussons comme en avaient les pilotes de B-17, une chemise kaki et son chèche autour du cou. Elle avait aussi son gros ceinturon avec la boucle d’argent — de vrai argent — bien au milieu, et dans le poing gauche son Smith & Wesson en inox quinze coups. Aux Bœufs, elle n’avait pas dû en avoir besoin souvent. Elle le tenait braqué à mi-distance, comme il se doit lorsqu’on pénètre dans un local inconnu et peu sûr. Si elle avait voulu me faire la surprise, c’était manqué.

Calhoune se trouvait épinglée sur le pas de la porte dans le faisceau de ma torche, la figure de travers. Elle s’était rhabillée en voyou, le voyou qu’elle n’avait jamais cessé d’être. Un beau voyou. Je lui ai dit :

— Je vais éteindre, Calhoune. Si tu veux tirer, fais-le tout de suite.

Je l’ai encore regardée un grand coup. Il fallait être fou pour abîmer un morceau pareil, mais fou aussi pour la laisser continuer. Trop de seins et de hanches, trop de tout finalement, trop de choses entre nous. Calhoune était bien trop vivante pour un homme comme moi.

Ou bien j’étais trop mort pour elle.

Calhoune ne bougeait pas, mais le canon de son Smith, si. Je ne pouvais pas m’empêcher de lui trouver beaucoup de cran. Comme elle me connaissait, elle devait bien savoir qu’elle aussi était braquée, ça ne l’empêchait pas d’aligner sa cible, les paupières serrées, la figure de côté. Elle avait une épaule un peu plus haute que l’autre, les genoux à peine fléchis. Elle a remué sa crinière. Elle a remarqué d’une voix rauque et plaisante :

— À quoi ça sert d’aller au tas tous les deux ?

Ça ne servait à rien.

Comme je n’avais pas éteint, elle a défait la fermeture du blouson et s’est éventé la poitrine, en desserrant le chèche. Le canon du Smith m’avait trouvé et quant à moi, je n’avais qu’à presser sur la queue de détente et la grosse balle lourde et matelassée la frapperait juste au sternum. Ce genre de projectile fait en rentrant un trou à l’emporte-pièce par où passerait à peine un souriceau et laisse en sortant un orifice qui pourrait servir de nid à un rat adulte. Elle ne pouvait pas l’ignorer.

J’aurais dû éteindre.

On en aurait fini plus vite et mieux.

Moins mal.

De toute ma saloperie de vie, je n’ai aimé qu’une femme. Peut-être qu’elle aussi m’a aimé, après tout, à sa manière. Drôle de gâchis, mon pote. Du bout des doigts, Calhoune s’est mise à défaire ses boutons de chemise. Dessous, elle ne portait rien. Dessous, elle n’avait pas changé. Elle était seulement un peu plus bronzée que dans le temps. Pas moins tentante. Elle m’a demandé :

— Qu’est-ce que tu attends pour éteindre ?

Je ne le savais pas. Je savais seulement que ma main droite tremblait à tel point que je n’étais plus tout à fait sûr d’atteindre ma cible, même à si peu de distance. Je tenais la lampe écartée au bout du bras gauche, perpendiculaire au corps de manière à dérouter son tir. Notions théoriques. Le faisceau cru et dur faisait comme le projecteur d’une boîte de strip-tease minable. Jamais Calhoune ne se serait produite dans ce genre de bastringue. J’attendais pour éteindre de voir la suite, jusqu’où elle pourrait aller. Il manquait juste la musique, mais Calhoune l’avait dans sa tête. Peu à peu, je l’ai vue se mettre à remuer doucement, les pieds puis le bassin et les épaules — mais pas le poing qui tenait l’automatique. Elle a déroulé le chèche qui est tombé à ses côtés avec des gestes lents et un peu rêveurs qui paraissaient détachés, pensifs. Elle s’y est prise de manière adroite pour tomber le blouson. Le pistolet est passé sans effort d’une main à l’autre, sans effort il est revenu dans la gauche. Sans effort, il a retrouvé la direction de ma tête.