Elle a encore répété, mais d’une voix moins plaisante :
— Qu’est-ce que tu attends pour éteindre ?
J’ai éteint. Elle était en train d’arracher les pans de chemise de son ceinturon et j’ai éteint. Autant en finir tout de suite. J’ai attendu l’explosion finale, le grand éblouissement qui servirait de conclusion, la balle qui ne pourrait pas me manquer, et j’ai seulement souhaité que Calhoune tire vite et juste, parce que moi je ne la manquerais pas. Il y avait encore dans mes yeux son image et l’expression douloureuse de son visage, c’était la dernière image que je voulais emporter, celle de ses grands cheveux acajou, de sa mâchoire dure, de ses épaules et de sa gorge nue. Calhoune.
Elle n’a pas tiré. Elle m’a dit :
— Je ne peux pas. Bordel de merde. Je ne peux pas.
— Tu as pu, avec Franck. Tu as pu lui cogner dessus à coups de matraque. La main gauche… Tous les doigts de la main gauche. L’un après l’autre. Ça a duré longtemps ?
— Longtemps, a reconnu Calhoune.
Sa voix était comme un écho, pénible et dépourvu de relief.
— La main gauche, parce que tu es gauchère.
— Non, a-t-elle dit d’un ton très doux. Non, à cause de cette saleté de chevalière. Longtemps. Au bout d’un moment, il est parti dans les vapes.
— Tu l’as fait revenir.
— Il n’est pas revenu.
— Tu lui as déchiré la chemise et tu as fourré le canon de ton calibre dans ses blessures. Tu t’imaginais que ça le ferait revenir.
— Il n’est pas revenu.
— Pourquoi, Calhoune ?
Elle a bougé un peu. Je savais ce qu’elle voyait et ce qu’elle entendait. Franck. Longtemps. On tue pour tout un tas de raisons, presque jamais les bonnes. Tu n’étais pas très forte, Calhoune, pas si forte et sauvage que tu le croyais, ni aussi libre, pas assez revenue de tout. J’ai entendu son pas hésiter, comme il y avait très longtemps, sur l’appontement. Je me suis levé. Dans un sursaut, elle a relevé son pistolet. J’aurais pu le prendre. Il ne pouvait plus lui servir. Je l’ai poussée dans le fauteuil, j’ai ramassé son blouson et je lui ai lancé le flight, d’un geste peut-être un peu trop sec, au jugé, parce que j’y voyais mal. La migraine était revenue, fidèle compagne de mes jours et de mes nuits. Calhoune aussi était revenue.
Sa peau était brûlante, mais pas sèche. Pas douce non plus. Elle avait une odeur poivrée que j’aurais pu reconnaître entre mille. Je suis allé jusqu’à la fenêtre du fond, conscient qu’à la clarté de la rue j’offrais une cible parfaite.
Pourquoi, Calhoune ?
Elle était revenue.
Je savais bien pourquoi.
L’argent avait la couleur de nos rêves. Je suis resté un bon moment à regarder les façades et les toits et le ciel laiteux qui n’avait rien à m’apprendre. J’avais glissé mon colt dans la ceinture, dans le dos. Moi non plus, je n’étais pas innocent — personne n’est innocent. Seulement moi, je n’avais plus de rêves. C’est à cela qu’on reconnaît les morts. Je suis retourné m’asseoir, j’ai bu un coup de bourbon qui ne m’a pas fait de bien. J’ai allumé une Camel. La flamme du briquet a suffi pour que je voie ses yeux braqués sur moi. Ils regardaient en dedans un spectacle qu’elle était bien la seule à contempler. Le pistolet lui pendait entre les genoux. Elle n’avait pas refermé sa chemise, mais ça n’était plus un argument de vente, rien qu’un petit oubli triste et le flight était par terre à ses pieds.
Je me suis relevé, je lui ai tendu la bouteille. Elle a bu au goulot sans faire la grimace la valeur d’un bon verre. Je lui ai allumé une Camel et je suis retourné m’asseoir. J’ai rebu. Il aurait mieux valu qu’on tire tout de suite. Au bout d’un moment, Calhoune m’a dit :
— J’étais au courant de la combine de Franck. Tout le monde était au courant, et tout le monde s’est sucré. La dernière fois, j’ai compris où il voulait en venir. Je pensais que tu étais derrière. C’est pour ça que je t’ai attaqué.
— Descendu.
— Si tu veux.
— Tu aurais dû m’achever, Calhoune. Comme tu as achevé Franck.
— Oui. Je ne voulais pas le tuer.
— Tu ne voulais pas. Tu voulais le fric.
— Je ne sais pas. Le fric, oui, certainement. Peut-être pas. Il était couvert de sang. Il était en train de garer sa voiture, en bas. Je ne sais pas s’il m’a vue.
— En bas ?
— En bas de chez toi. Il y avait assez de place pour un quinze tonnes et il n’y arrivait pas. J’ai tapé à la vitre et il l’a descendue. Il m’a reconnue. À ce moment-là, il m’a reconnue et il m’a demandé si c’était toi qui m’envoyais. J’ai dit oui. Je lui ai dit : il n’est pas là, il m’a dit de vous emmener…
— Tu l’as emmené.
— Je l’ai emmené.
— Où ?
— Terrain vague.
J’ai écrasé ma cigarette à tâtons, j’ai bu du bourbon. La migraine ne me quittait pas et la culasse du colt m’entamait la peau du dos. Peu à peu, Calhoune m’a tout raconté. Je savais que la bande du magnétophone tournait sans bruit — une longue bande qui ne me servirait à rien, sinon à entendre sa voix quand elle ne serait plus là. Tout n’était pas très clair dans ce qu’elle disait. Elle se rappelait très bien certaines choses, par à-coups, et beaucoup moins bien d’autres. Elle se rappelait le sang, l’odeur du sang. À plusieurs reprises, elle m’a parlé du bruit écœurant des coups de matraque. Elle s’était servie d’une queue de castor plombée ripouillée dans une perquise quand elle faisait encore partie du groupe. Elle se rappelait que Franck n’avait presque rien dit — rien en tout cas sur l’endroit où il avait planqué le blé.
Calhoune reparlait mal. Elle reparlait comme un flic.
Comme un des mes flics.
Sur la fin, elle m’a avoué, alors que je ne lui demandais plus rien depuis un bon moment :
— J’ vais te dire… Je suis mariée. Robert est un type très chouette. Un homme bien. Très bien. Chaque fois qu’il me touche, tu vois, j’ai envie de hurler. De hurler ! Si je l’écoutais, il me toucherait tout le temps. Tu as déjà eu envie de hurler ?
— Souvent. Pas pour les mêmes raisons.
— Pourquoi, toi ?
Elle m’avait tout dit, ce qui fait que je n’avais plus rien à lui cacher. En outre, je n’avais pas beaucoup dormi les dernières semaines, guère mangé et trop fumé. Les nerfs en avaient pris un coup et je n’avais pas encaissé Franck en pièces détachées. Moi aussi, je m’étais cru trop fort. Un homme seul, dans une histoire sans contours. Pour un peu, si je l’avais pu, j’aurais pleuré sur tous nos petits espoirs bien vains, ces petites occasions manquées, cette triste trame usée de nos vies, sur Calhoune, sur Franck et sur Léon et nos infimes destins croisés, et peut-être bien aussi sur moi, après tout. Pourquoi pas. Je lui ai dit avec le plus de douceur possible :
— J’ai eu envie de hurler chaque fois que je me suis réveillé en sachant que je ne pourrais jamais plus te toucher. J’ai eu envie de hurler des millions de fois depuis le moment que je t’ai perdue.