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J’ai ordonné à Léon : restitution et dehors.

La femme a regardé sa cendre de cigarette et partout autour d’elle avec crainte. Comme il n’y avait pas de cendrier dans la pièce, je lui ai montré le sol jonché de mégots. Elle a réfléchi un instant, a secoué sa cigarette et m’a demandé, pendant que Léon se mettait à l’autre machine à écrire :

— Maintenant qu’elle est morte, qu’est-ce que je fais faire ? Qu’est-ce que je vais devenir ?

C’étaient deux questions. Ni à l’une ni à l’autre (ni à aucune autre), je n’avais de réponse. Plutôt que de répondre n’importe quoi, je suis allé pisser en laissant Léon se débrouiller. On a les lâchetés qu’on peut et moi-même, je ne savais pas ce que j’allais devenir. Rien du tout, probablement.

Trois

Naturellement, la nuit a fini par se terminer. La femme nous a encore un peu gonflés avec cette histoire de parapluie qu’on n’avait pas retrouvé — qu’on n’avait pas cherché —, on lui a restitué les affaires de sa fille et Léon lui a marqué sur une convocation l’adresse de la morgue ainsi que celle du commissariat de jour qui poursuivrait l’enquête, et puis elle est partie, lentement, doucement. Peut-être n’avait-elle plus très envie de rentrer chez elle. Léon, qui s’était radoucie, l’a raccompagnée jusqu’à la poterne.

Peu avant cinq heures, on nous avait amené deux voleurs à la roulotte qui ont été opérés tout de suite. Les choses auraient pu être pire. Entre six et sept, j’avais somnolé un moment dans l’un des bureaux du fond où il y a deux lits pliants, mais pas de fenêtre. J’avais revu toute la bande, y compris Calhoune et Franck. Dans mon rêve, qui n’en était pas vraiment un, ils étaient plus jeunes et moi aussi. C’était en juin, près des étangs, et nous avions allumé un grand feu en notre honneur et en celui du soleil dont c’était la fête. Mon ancien groupe vivait ses derniers jours, moi aussi. « Jadis, a écrit Rilke, jadis nous fûmes riches… » Calhoune portait une de mes vieilles chemises, des jeans et des santiags. Calhoune m’aimait. Franck aussi, je suppose. À l’époque, je suppose, tout le monde m’aimait et j’aimais tout le monde ou presque. Surtout Calhoune et Franck. Les flammes crépitaient et grondaient et des gerbes d’étincelles montaient dans le ciel noir comme des balles traçantes. C’était en juin et il avait fait très chaud et sec. Certains souvenirs sont plus dévastateurs qu’un tir groupé dans l’abdomen. À l’époque, j’aurais souhaité qu’on m’enterrât dans le sable avec mon cheval et ma guitare, au jour du dernier jour.

À l’époque, je ne savais pas. Je n’avais pas commencé à descendre. Je cheminais encore sur la ligne de crête. Peut-être même Calhoune disait-elle vrai, peut-être m’aimait-elle vraiment après tout, à sa manière. À l’époque.

En fin de service, personne ne s’était inquiété du conducteur de la Golf et on n’avait pas retrouvé la Lancia. Bien des petits crimes demeurent ainsi impunis, beaucoup de minuscules regrets atroces aussi.

Au matin, j’ai quitté la Division et je suis allé prendre le métro. Dans les couloirs, j’ai croisé tout un tas de vivants qui allaient dans un autre sens que le mien. Dans l’ensemble, ils paraissaient astiqués et raisonnablement neufs, convenables comme le sont les rames et les stations le matin, les trottoirs et les rues, et peut-être au fond le monde entier et tout ce qui en est encore à peu près au début avant que les choses n’aient trouvé le temps de trop mal tourner. Ils étaient pressés aussi, bien plus que moi.

Dans mon sens, je remontais. J’avais fini. Une nuit de plus. J’avais les paupières lézardées et la gorge en carton de trop de cigarettes, j’avais froid dans les os mais cette fois encore je ne m’en étais pas trop mal tiré. Presque indemne.

Je suis resté debout appuyé à une barre, le sac en bandoulière et les poings enfoncés dans mes poches de blouson, à rêvasser en me balançant sur les talons au rythme du wagon, un tempo plus proche du tango argentin que de la valse, avec souvent des syncopes de deux ou trois mesures, des hoquets secs et carrés comme une intro de rock. Dans le temps, le Duke a commis pas mal de blues qui ont l’air d’avoir été écrits dans un train. Je me suis demandé quelle sorte de musique il aurait tirée du métro, certainement des choses moins harmonieuses, plus dures et plus concrètes, mais pas moins irrémédiables. Les graffiteurs fous avaient encore frappé : les vitres étaient barbouillées de leurs grosses signatures à la peinture blanche. Les plus belles ressemblaient à des runes, ou aux dernières traces d’une civilisation éteinte, et la plupart à rien. Celles-ci ne ressemblaient à rien. Je me suis bougé et un morceau de vitre intact m’a renvoyé l’image d’une face maigre aux yeux remplis d’ombre et aux joues creuses — rien de bien reluisant, simplement une de ces gueules en coin de rue comme en ont ces pâles voyous qui rôdent et ne croient plus guère aux réductions de peine et certains flics qui n’y ont jamais cru. C’était la mienne.

Je rentrais.

J’habite un cinq pièces au dernier étage d’un immeuble déjeté à la façade couleur d’une dent malade. La boutique de hi-fi du rez-de-chaussée est fermée et les fenêtres du premier et du second sont murées avec des parpaings. Un jour ou l’autre, un promoteur trouvera que ça a trop duré et un incendie se déclarera accidentellement. Ce sont des choses qui arrivent et l’enquête n’aboutit jamais. En cinq sets, on édifiera à la place un de ces machins clean avec parking et digicode que les golden-boys s’arrachent, quelque chose de propre et d’élégant comme une sanisette. Peut-être que je serai parti avant. En attendant, avec d’autres baltringues dans mon genre, j’y vivais. Le couloir d’entrée en bas donne dans deux rues à la fois à l’image des traboules lyonnaises, ce qui est bien pratique pour les camés et les dealers, et les rare boîtes aux lettres bâillent à tous les vents, ce qui n’est pratique pour personne. L’escalier vétuste se tarabiscote et s’entortille dans le noir autour d’une rampe aux allures de vieille folle qui frémit et gronde tout du long dès qu’on y pose la main comme un tambour de bronze. On y trouverait facilement de la grâce et du mystère. En haut, la verrière est cassée et il pleut sur mon palier aussi bien que dehors.

Sur mon palier, la fille qui habitait avant chez moi (avant que ce soit chez moi) a laissé par terre contre le mur près de la porte un grand miroir de bistrot dans lequel on peut se voir en pied. Le cadre s’enjolive encore de ces fleurs en plastique qu’elle allait rapiner dans son cabas au Père-Lachaise, les jours de grand vent, d’angelots aussi roses, joufflus et vains que des promesses électorales, et dans les deux coins supérieurs elle avait suspendu de ces colliers de perles synthétiques dont on se sert pour orner les couronnes mortuaires. Il y a aussi, attachée avec une tresse de raphia, une grosse pointe-feutre plate. Dans le temps, ceux qui passaient la voir s’en servaient pour lui laisser des messages sur la glace verdie, quand elle n’était pas là.