Je n’ai jamais eu ni le courage de tout lire jusqu’au bout ni celui de tout effacer. Tout est resté tel quel. Ceux qui passaient savent bien qu’elle est partie et peu de gens viennent me voir.
Je remontais chez moi, marche par marche, en soufflant à mi-palier. Le pistolet me battait contre le flanc — un de ces vieux automatiques que le bureau de l’armement retire petit à petit de la circulation et remplace par de gros revolvers .357 qui ne sont ni moins lourds ni mieux adaptés à nos missions, seulement plus à la mode. Je remontais. Sept étages sans ascenseur.
Je n’allais plus très vite, ni très loin, seulement un peu plus haut. Après le septième, il n’y avait plus rien. Sauf le ciel. À quoi bon se hâter ? J’étais comme une machine fourbue envoyée sur la voie de garage. Je rentrais au dépôt.
Sur mon palier stagnait un fin crachin fantomatique.
La pluie avait éclaboussé le bas du miroir.
Ma porte, je n’y suis pour rien, avait été recouverte dans le temps d’un rouge sang très gras, tellement épais et encore si luisant qu’on aurait pu le croire appliqué du matin à grands seaux, alors qu’il datait de l’octroi. Pas très haute mais carrée, elle s’orne de tout un tas de verrous en laiton ou en chrome, qui auraient pu la faire paraître solennelle et redoutable si un seul d’entre eux avait jamais réussi à résister aux huissiers. À des générations d’huissiers. Aucun n’y était parvenu. On l’ouvre en soufflant dessus.
Ce matin-là, quelqu’un avait soufflé dessus et était rentré, et peut-être ressorti, sans même se donner la peine de refermer. Pour quoi faire ? Sauf Yellow Dog, il n’y avait plus rien à voler chez moi, plus rien qui en valût la peine : les sicaires du fisc s’en étaient chargés et sur eux au moins on pouvait compter. Ils avaient tout nettoyé. Eux aussi pratiquent l’acharnement thérapeutique. Ils ne m’avaient laissé que le minimum légal — le minimum légal et Yellow Dog.
Yellow Dog est un jeune et gros chat mastoc au pelage d’un gris jaunâtre. Il a l’élégance rustique d’une 403 Peugeot. Sa grosse face carrée arbore souvent une expression pédante et il a les yeux orange, larges et durs comme la mauvaise lune. C’est un animal sans race. Lorsqu’il se déplace, il ne fait pas plus de bruit que l’ombre d’un nuage sur la mer. Je l’ai trouvé dans un squatt de l’îlot Chalon quand ce n’était encore qu’un bébé. Il se blottissait entre les seins d’une fille qui venait de claquer de surdose. Nous nous sommes plu tout de suite, lui et moi. Nous étions aussi seuls. C’est des choses qui se sentent. Depuis que nous habitons ensemble, il a grandi et forci, et je sais que la nuit quand je ne suis pas là, il vadrouille sur les toits où il fait les quatre cents coups — et que c’est un tueur. S’il en était autrement, peut-être que je l’aimerais quand même, mais lui ne m’aimerait pas. Même quand il ronronne et s’étrangle dans mes mains avec son terrible bruit de turbine creuse, Yellow Dog a une mine sinistre et des airs de sauvagerie.
Personne n’aurait l’idée de taxer Yellow Dog.
Trop risqué, mon pote…
Je suis rentré. Yellow Dog n’était pas en train de me guetter comme de coutume, assis en tailleur devant la pièce qui me sert de chambre. Je suis rentré et j’ai laissé glisser mon sac sans bruit à mes pieds. De la cuisine dont la porte était poussée, il est venu une odeur de café. Du vrai café, pas de la cochonnerie soluble dont je me sers la semaine et tous les autres jours du mois. C’était la dure, forte et salubre senteur de l’expresso. De l’expresso frais. Yellow Dog ne sait pas faire le café et je n’ai pas de fiancée attitrée. Depuis que je me suis remis à payer la pension alimentaire tous les mois, Mme Ex ne vient plus me voir. Je ne me connaissais pas d’autre ennemi que ce type qui habite Salem aux USA, un certain R.J. Reynolds dont le nom est inscrit au dos des paquets de Camel et que je ne rencontrerai jamais, plus d’autre ennemi mortel que lui ou mon percepteur. Ni l’un ni l’autre n’aurait eu la délicatesse de venir me faire la café. Du café.
J’ai entrouvert mon blouson en étouffant le bruit des bouton-pression et je me suis avancé comme on le fait dans un endroit hostile. C’était ridicule, bien entendu.
D’un coup de botte, j’ai ouvert la cuisine.
Franck a vu tout de suite où se trouvaient mes doigts sur la crosse de mon pistolet. Tout en brandissant ses mains vides au-dessus de la tête, il a émis un rire bref qui se voulait apaisant. Il était assis, le dos à la petite fenêtre qui ne donne sur rien. Yellow Dog habitait en travers de ses cuisses comme un fusil à canon scié et donnait l’impression de dormir. Franck a enlevé les pieds du tabouret et a souri alentour. C’était pour rire. Il m’a fait signe de prendre place. Il a dit :
— Salut et fraternité, pays… Café ?
J’ai sans doute bougé les épaules, puis je me suis assis à califourchon en face de lui, tout en renfonçant mon pistolet dans l’étui. Nous n’avions pas beaucoup de place et guère de temps. Presque sans bouger, Franck m’a servi et il a ajouté juste ce qu’il fallait de crème, ensuite il a sorti un étui à cigarettes en laque sombre de sa poche de manteau, l’a ouvert et me l’a tendu avant de se servir. C’est lui qui a allumé nos deux cigarettes avec le Dupont que je lui avais toujours connu. Par-dessus la courte flamme, il m’a regardé froidement, tristement, comme on vise. Le café était fort, amer et chaud comme le sont les vrais durs dans les vieux films noirs. J’ai soutenu son regard et il a observé :
— Je t’ai connu plus prospère pays… Plus en forme.
Ce genre de remarque ne pouvait aboutir à rien. La voix de Franck était courte, sourde et rauque, mais pas désagréable, sauf qu’elle semblait provenir de la pièce à côté. Avec le froid. Ce qu’elle racontait à son insu contredisait le complet sombre aux revers italiens, les bottines Weston et la grosse Rolex que Franck portait au poignet gauche. Je me suis penché et j’ai bien scruté ses yeux puis toute sa face. Il a remué une main sèche et maigre devant lui. Sa chevalière était à présent trop large. Il a retroussé les lèvres, mais dans ses yeux se lisait de la peur.
— Cancer.
— Combien de temps ?
Il a haussé les épaules. Sa cigarette fumait toute seule.
J’ai aimé Franck plus que n’importe qui d’autre au monde, si on excepte Calhoune. Je l’aimais encore mais ce n’était pas ce qu’il voulait, qu’on l’aime. Il voulait autre chose et j’ai su qu’il ne me le dirait pas, pas ce qu’il voulait vraiment. Il a de nouveau regardé partout sans s’attacher à rien. Il a observé :
— Tu es foutu, pays. Tu aurais dû appeler…
— Pas la peine, Franck.
Il a secoué la tête. Un jour ou l’autre, on finit par se taire. J’avais déjà fait un bon bout de chemin, mais pas assez puisqu’il m’avait retrouvé. Il m’a demandé :
— Qu’est-ce qu’il te reste ?
Il a répondu à ma place :
— Rien. Tu es fini. Tu n’as plus de moelle. Plus rien. Tu baises encore ?
Je baisais encore. Quand Farida venait me voir. Le plaisir sans l’amour. Cent fois, elle m’avait proposé de la thune pour sortir du trou. Farida avait de la thune. Elle travaillait dans le quartier Opéra et roulait en Mercedes. Deux ou trois fois seulement, elle était parvenue à me payer le restaurant, et pas dans le quartier Opéra. Chez Gino, un Rital qui m’avait servi de cantine quand j’étais le patron des Unités de recherches et où personne n’aurait trouvé à redire que je ne paye pas. Parfois, elle me laissait une cartouche de cigarettes. Et merde. J’ai repris du café. J’avais froid et envie de dormir. Franck s’était remis à me regarder. Il allait mourir, c’était un fait.