Le soleil tombait presque d'aplomb sur le sable et son eclat sur la mer etait insoutenable. Il n'y avait plus personne sur la plage. Dans les cabanons qui bordaient le plateau et qui surplombaient la mer, on entendait des bruits d'assiettes et de couverts. On respirait a peine dans la chaleur de pierre qui montait du sol. Pour commencer, Raymond et Masson ont parle de choses et de gens que je ne connaissais pas. J'ai compris qu'il y avait longtemps qu'ils se connaissaient et qu'ils avaient meme vecu ensemble a un moment. Nous nous sommes diriges vers l'eau et nous avons longe la mer. Quelquefois, une petite vague plus longue que l'autre venait mouiller nos souliers de toile. Je ne pensais a rien parce que j'etais a moitie endormi par ce soleil sur ma tete nue.
A ce moment, Raymond a dit a Masson quelque chose que j'ai mal entendu. Mais j'ai apercu en meme temps, tout au bout de la plage et tres loin de nous, deux Arabes en bleu de chauffe qui venaient dans notre direction. J'ai regarde Raymond et il m'a dit: «C'est lui.» Nous avons continue a marcher. Masson a demande comment ils avaient pu nous suivre jusque-la. J'ai pense qu'ils avaient du nous voir prendre l'autobus avec un sac de plage, mais je n'ai rien dit.
Les Arabes avancaient lentement et ils etaient deja beaucoup plus rapproches. Nous n'avons pas change notre allure, mais Raymond a dit: «S'il y a de la bagarre, toi, Masson, tu prendras le deuxieme. Moi, je me charge de mon type. Toi, Meursault, s'il en arrive un autre, il est pour toi.» J'ai dit: «Oui» et Masson a mis ses mains dans les poches. Le sable surchauffe me semblait rouge maintenant. Nous avancions d'un pas egal vers les Arabes. La distance entre nous a diminue regulierement. Quand nous avons ete a quelques pas les uns des autres, les Arabes se sont arretes. Masson et moi nous avons ralenti notre pas. Raymond est alle tout droit vers son type. J'ai mal entendu ce qu'il lui a dit, mais l'autre a fait mine de lui donner un coup de tete. Raymond a frappe alors une premiere fois et il a tout de suite appele Masson. Masson est alle a celui qu'on lui avait designe et il a frappe deux fois avec tout son poids. L'Arabe s'est aplati dans l'eau, la face contre le fond, et il est reste quelques secondes ainsi, des bulles crevant a la surface, autour de sa tete. Pendant ce temps Raymond aussi a frappe et l'autre avait la figure en sang. Raymond s'est retourne vers moi et a dit: «Tu vas voir ce qu'il va prendre.» Je lui ai crie : «Attention, il a un couteau!» Mais deja Raymond avait le bras ouvert et la bouche tailladee.
Masson a fait un bond en avant. Mais l'autre Arabe s'etait releve et il s'est place derriere celui qui etait arme. Nous n'avons pas ose bouger. Ils ont recule lentement, sans cesser de nous regarder et de nous tenir en respect avec le couteau. Quand ils ont vu qu'ils avaient assez de champ, ils se sont enfuis tres vite, pendant que nous restions cloues sous le soleil et que Raymond tenait serre son bras degouttant de sang.
Masson a dit immediatement qu'il y avait un docteur qui passait ses dimanches sur le plateau. Raymond a voulu y aller tout de suite. Mais chaque fois qu'il parlait, le sang de sa blessure faisait des bulles dans sa bouche. Nous l'avons soutenu et nous sommes revenus au cabanon aussi vite que possible. La, Raymond a dit que ses blessures etaient superficielles et qu'il pouvait aller chez le docteur. Il est parti avec Masson et je suis reste pour expliquer aux femmes ce qui etait arrive. Mme Masson pleurait et Marie etait tres pale. Moi, cela m'ennuyait de leur expliquer. J'ai fini par me taire et j'ai fume en regardant la mer.
Vers une heure et demie, Raymond est revenu avec Masson. Il avait le bras bande et du sparadrap au coin de la bouche. Le docteur lui avait dit que ce n'etait rien, mais Raymond avait l'air tres sombre. Masson a essaye de le faire rire. Mais il ne parlait toujours pas. Quand il a dit qu'il descendait sur la plage, je lui ai demande ou il allait. Il m'a repondu qu'il voulait prendre l'air. Masson et moi avons dit que nous allions l'accompagner. Alors, il s'est mis en colere et nous a insultes. Masson a declare qu'il ne fallait pas le contrarier. Moi, je l'ai suivi quand meme.
Nous avons marche longtemps sur la plage. Le soleil etait maintenant ecrasant. Il se brisait en morceaux sur le sable et sur la mer. J'ai eu l'impression que Raymond savait ou il allait, mais c'etait sans doute faux. Tout au bout de la plage, nous sommes arrives enfin a une petite source qui coulait dans le sable, derriere un gros rocher. La, nous avons trouve nos deux Arabes. Ils etaient couches, dans leurs bleus de chauffe graisseux. Ils avaient l'air tout a fait calmes et presque contents. Notre venue n'a rien change. Celui qui avait frappe Raymond le regardait sans rien dire. L'autre soufflait dans un petit roseau et repetait sans cesse, en nous regardant du coin de l'?il, les trois notes qu'il obtenait de son instrument.
Pendant tout ce temps, il n'y a plus eu que le soleil et ce silence, avec le petit bruit de la source et les trois notes. Puis Raymond a porte la main a sa poche revolver, mais l'autre n'a pas bouge et ils se regardaient toujours. J'ai remarque que celui qui jouait de la flute avait les doigts des pieds tres ecrates. Mais sans quitter des yeux son adversaire, Raymond m'a demande: «Je le descends?» J'ai pense que si je disais non il s'exciterait tout seul et tirerait certainement. Je lui ai seulement dit: «Il ne t'a pas encore parle. Ca ferait vilain de tirer comme ca.» On a encore entendu le petit bruit d'eau et de flute au c?ur du silence et de la chaleur. Puis Raymond a dit : «Alors, je vais l'insulter et quand il repondra, je le descendrai.» J'ai repondu: «C'est ca. Mais s'il ne sort pas son couteau, tu ne peux pas tirer.» Raymond a commence a s'exciter un peu. L'autre jouait toujours et tous deux observaient chaque geste de Raymond. «Non, ai-je dit a Raymond. Prends-le d'homme a homme et donne-moi ton revolver. Si l'autre intervient, ou s'il tire son couteau, je le descendrai.»
Quand Raymond m'a donne son revolver, le soleil a glisse dessus. Pourtant, nous sommes restes encore immobiles comme si tout s'etait referme autour de nous. Nous nous regardions sans baisser les yeux et tout s'arretait ici entre la mer, le sable et le soleil, le double silence de la flute et de l'eau. J'ai pense a ce moment qu'on pouvait tirer ou ne pas tirer. Mais brusquement, les Arabes, a reculons, se sont coules derriere le rocher. Raymond et moi sommes alors revenus sur nos pas. Lui paraissait mieux et il a parle de l'autobus du retour.
Je l'ai accompagne jusqu'au cabanon et, pendant qu'il gravissait l'escalier de bois, je suis reste devant la premiere marche, la tete retentissante de soleil, decourage devant l'effort qu'il fallait faire pour monter l'etage de bois et aborder encore les femmes. Mais la chaleur etait telle qu'il m'etait penible aussi de rester immobile sous la pluie aveuglante qui tombait du ciel. Rester ici ou partir, cela revenait au meme. Au bout d'un moment, je suis retourne vers la plage et je me suis mis a marcher.