A la fin, je me souviens seulement que, de la rue et a travers tout l'espace des salles et des pretoires, pendant que mon avocat continuait a parler, la trompette d'un marchand de glace a resonne jusqu'a moi. J'ai ete assailli des souvenirs d'une vie qui ne m'appartenait plus, mais ou j'avais trouve les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies: des odeurs d'ete, le quartier que j'aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce que je faisais d'inutile en ce lieu m'est alors remonte a la gorge et je n'ai eu qu'une hate, c'est qu'on en finisse et que je retrouve ma cellule avec le sommeil. C'est a peine si j'ai entendu mon avocat s'ecrier, pour finir, que les jures ne voudraient pas envoyer a la mort un travailleur honnete perdu par une minute d'egarement, et demander les circonstances attenuantes pour un crime dont je trainais deja, comme le plus sur de mes chatiments, le remords eternel. La cour a suspendu l'audience et l'avocat s'est assis d'un air epuise. Mais ses collegues sont venus vers lui pour lui serrer la main. J'ai entendu: «Magnifique, mon cher.» L'un d'eux m'a meme pris a temoin: « Hein? » m'a-t-il dit. J'ai acquiesce, mais mon compliment n'etait pas sincere, parce que j'etais trop fatigue.
Pourtant, l'heure declinait au-dehors et la chaleur etait moins forte. Aux quelques bruits de rue que j'entendais, je devinais la douceur du soir. Nous etions la, tous, a attendre. Et ce qu'ensemble nous attendions ne concernait que moi. J'ai encore regarde la salle. Tout etait dans le meme etat que le premier jour. J'ai rencontre le regard du journaliste a la veste grise et de la femme automate. Cela m'a donne a penser que je n'avais pas cherche Marie du regard pendant tout le proces. Je ne l'avais pas oubliee, mais j'avais trop a faire. Je l'ai vue entre Celeste et Raymond. Elle m'a fait un petit signe comme si elle disait: «Enfin», et j'ai vu son visage un peu anxieux qui souriait. Mais je sentais mon c?ur ferme et je n'ai meme pas pu repondre a son sourire.
La cour est revenue. Tres vite, on a lu aux jures une serie de questions. J'ai entendu «coupable de meurtre». . . «premeditation». . . «circonstances attenuantes». Les jures sont sortis et l'on m'a emmene dans la petite piece ou j'avais deja attendu. Mon avocat est venu me rejoindre: il etait tres volubile et m'a parle avec plus de confiance et de cordialite qu'il ne l'avait jamais fait. Il pensait que tout irait bien et que je m'en tirerais avec quelques annees de prison ou de bagne. Je lui ai demande s'il y avait des chances de cassation en cas de jugement defavorable. Il m'a dit que non. Sa tactique avait ete de ne pas deposer de conclusions pour ne pas indisposer le jury. Il m'a explique qu'on ne cassait pas un jugement, comme cela, pour rien. Cela m'a paru evident et je me suis rendu a ses raisons. A considerer froidement la chose, c'etait tout a fait naturel. Dans le cas contraire, il y aurait trop de paperasses inutiles. «De toute facon, m'a dit mon avocat, il y a le pourvoi. Mais je suis persuade que l'issue sera favorable.»
Nous avons attendu tres longtemps, pres de trois quarts d'heure, je crois. Au bout de ce temps, une sonnerie a retenti. Mon avocat m'a quitte en disant: «Le president du jury va lire les reponses. On ne vous fera entrer que pour l'enonce du jugement.» Des portes ont claque. Des gens couraient dans des escaliers dont je ne savais pas s'ils etaient proches ou eloignes. Puis j'ai entendu une voix sourde lire quelque chose dans la salle. Quand la sonnerie a encore retenti, que la porte du box s'est ouverte, c'est le silence de la salle qui est monte vers moi, le silence, et cette singuliere sensation que j'ai eue lorsque j'ai constate que le jeune journaliste avait detourne ses yeux. Je n'ai pas regarde du cote de Marie. Je n'en ai pas eu le temps parce que le president m'a dit dans une forme bizarre que j'aurais la tete tranchee sur une place publique au nom du peuple francais. Il m'a semble alors reconnaitre le sentiment que je lisais sur tous les visages. Je crois bien que c'etait de la consideration. Les gendarmes etaient tres doux avec moi. L'avocat a pose sa main sur mon poignet. Je ne pensais plus a rien. Mais le president m'a demande si je n'avais rien a ajouter. J'ai reflechi. J'ai dit: «Non.» C'est alors qu'on m'a emmene.
Pour la troisieme fois, j'ai refuse de recevoir l'aumonier. Je n'ai rien a lui dire, je n'ai pas envie de parler, je le verrai bien assez tot. Ce qui m'interesse en ce moment, c'est d'echapper a la mecanique, de savoir si l'inevitable peut avoir une issue. On m'a change de cellule. De celle-ci, lorsque je suis allonge, je vois le ciel et je ne vois que lui. Toutes mes journees se passent a regarder sur son visage le declin des couleurs qui conduit le jour a la nuit. Couche, je passe les mains sous ma tete et j'attends. Je ne sais combien de fois je me suis demande s'il y avait des exemples de condamnes a mort qui eussent echappe au mecanisme implacable, disparu avant l'execution, rompu les cordons d'agents. Je me reprochais alors de n'avoir pas prete assez d'attention aux recits d'execution. On devrait toujours s'interesser a ces questions. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Comme tout le monde, j'avais lu des comptes rendus dans les journaux. Mais il y avait certainement des ouvrages speciaux que je n'avais jamais eu la curiosite de consulter. La, peut-etre, j'aurais trouve des recits d'evasion. J'aurais appris que dans un cas au moins la roue s'etait arretee, que dans cette premeditation irresistible, le hasard et la chance, une fois seulement, avaient change quelque chose. Une fois! Dans un sens, je crois que cela m'aurait suffi. Mon c?ur aurait fait le reste. Les journaux parlaient souvent d'une dette qui etait due a la societe. Il fallait, selon eux, la payer. Mais cela ne parle pas a l'imagination. Ce qui comptait, c'etait une possibilite d'evasion, un saut hors du rite implacable, une course a la folie qui offrit toutes les chances de l'espoir. Naturellement, l'espoir, c'etait d'etre abattu au coin d'une rue, en pleine course, et d'une balle a la volee. Mais tout bien considere, rien ne me permettait ce luxe, tout me l'interdisait, la mecanique me reprenait.
Malgre ma bonne volonte, je ne pouvais pas accepter cette certitude insolente. Car enfin, il y avait une disproportion ridicule entre le jugement qui l'avait fondee et son deroulement imperturbable a partir du moment ou ce jugement avait ete prononce. Le fait que la sentence avait ete lue a vingt heures plutot qu'a dix-sept, le fait qu'elle aurait pu etre tout autre, qu'elle avait ete prise par des hommes qui changent de linge, qu'elle avait ete portee au credit d'une notion aussi imprecise que le peuple francais (ou allemand, ou chinois), il me semblait bien que tout cela enlevait beaucoup de serieux a un telle decision. Pourtant, j'etais oblige de reconnaitre que des la seconde ou elle avait ete prise, ses effets devenaient aussi certains, aussi serieux, que la presence de ce mur tout le long duquel j'ecrasais mon corps.
Je me suis souvenu dans ces moments d'une histoire que maman me racontait a propos de mon pere. Je ne l'avais pas connu. Tout ce que je connaissais de precis sur cet homme, c'etait peut-etre ce que m'en disait alors maman: il etait alle voir executer un assassin. Il etait malade a l'idee d'y aller. Il l'avait fait cependant et au retour il avait vomi une partie de la matinee. Mon pere me degoutait un peu alors. Maintenant, je comprenais, c'etait si naturel. Comment n'avais-je pas vu que rien n'etait plus important qu'une execution capitale et que, en somme, c'etait la seule chose vraiment interessante pour un homme! Si jamais je sortais de cette prison, j'irais voir toutes les executions capitales. J'avais tort, je crois, de penser a cette possibilite. Car a l'idee de me voir libre par un petit matin derriere un cordon d'agents, de l'autre cote en quelque sorte, a l'idee d'etre le spectateur qui vient voir et qui pourra vomir apres, un flot de joie empoisonnee me montait au c?ur. Mais ce n'etait pas raisonnable. J'avais tort de me laisser aller a ces suppositions parce que, l'instant d'apres, j'avais si affreusement froid que je me recroquevillais sous ma couverture. Je claquais des dents sans pouvoir me retenir.