Nous sommes restes silencieux assez longtemps. Le directeur s'est leve et a regarde par la fenetre de son bureau.
A un moment, il a observe: «Voila deja le cure de Marengo. Il est en avance.» Il m'a prevenu qu'il faudrait au moins trois quarts d'heure de marche pour aller a l'eglise qui est au village meme. Nous sommes descendus. Devant le batiment, il y avait le cure et deux enfants de ch?ur. L'un de ceux-ci tenait un encensoir et le pretre se baissait vers lui pour regler la longueur de la chaine d'argent. Quand nous sommes arrives, le pretre s'est releve. Il m'a appele «mon fils» et m'a dit quelques mots. Il est entre ; je l'ai suivi.
J'ai vu d'un coup que les vis de la biere etaient enfoncees et qu'il y avait quatre hommes noirs dans la piece. J'ai entendu en meme temps le directeur me dire que la voiture attendait sur la route et le pretre commencer ses prieres. A partir de ce moment, tout est alle tres vite. Les hommes se sont avances vers la biere avec un drap. Le pretre, ses suivants, le directeur et moi-meme sommes sortis. Devant la porte, il y avait une dame que je ne connaissais pas: «M. Meursault», a dit le directeur. Je n'ai pas entendu le nom de cette dame et j'ai compris seulement qu'elle etait infirmiere deleguee. Elle a incline sans un sourire son visage osseux et long. Puis nous nous sommes ranges pour laisser passer le corps. Nous avons suivi les porteurs et nous sommes sortis de l'asile. Devant la porte, il y avait la voiture. Vernie, oblongue et brillante, elle faisait penser a un plumier. A cote d'elle, il y avait l'ordonnateur, petit homme aux habits ridicules, et un vieillard a l'allure empruntee. J'ai compris que c'etait M. Ferez. Il avait un feutre mou a la calotte ronde et aux ailes larges (il l'a ote quand la biere a passe la porte), un costume dont le pantalon tire-bouchonnait sur les souliers et un n?ud d'etoffe noire trop petit pour sa chemise a grand col blanc. Ses levres tremblaient au-dessous d'un nez truffe de points noirs. Ses cheveux blancs assez fins laissaient passer de curieuses oreilles ballantes et mal ourlees dont la couleur rouge sang dans ce visage blafard me frappa. L'ordonnateur nous donna nos places. Le cure marchait en avant, puis la voiture. Autour d'elle, les quatre hommes. Derriere, le directeur, moi-meme et, fermant la marche, l'infirmiere deleguee et M. Ferez.
Le ciel etait deja plein de soleil. Il commencait a peser sur la terre et la chaleur augmentait rapidement. Je ne sais pas pourquoi nous avons attendu assez longtemps avant de nous mettre en marche. J'avais chaud sous mes vetements sombres. Le petit vieux, qui s'etait recouvert, a de nouveau ote son chapeau. Je m'etais un peu tourne de son cote, et je le regardais lorsque le directeur m'a parle de lui. Il m'a dit que souvent ma mere et M. Ferez allaient se promener le soir jusqu'au village, accompagnes d'une infirmiere. Je regardais la campagne autour de moi. A travers les lignes de cypres qui menaient aux collines pres du ciel, cette terre rousse et verte, ces maisons rares et bien dessinees, je comprenais maman. Le soir, dans ce pays, devait etre comme une treve melancolique. Aujourd'hui, le soleil debordant qui faisait tressaillir le paysage le rendait inhumain et deprimant.
Nous nous sommes mis en marche. C'est a ce moment que je me suis apercu que Ferez claudiquait legerement. La voiture, peu a peu, prenait de la vitesse et le vieillard perdait du terrain. L'un des hommes qui entouraient la voiture s'etait laisse depasser aussi et marchait maintenant a mon niveau. J'etais surpris de la rapidite avec laquelle le soleil montait dans le ciel. Je me suis apercu qu'il y avait deja longtemps que la campagne bourdonnait du chant des insectes et de crepitements d'herbe. La sueur coulait sur mes joues. Comme je n'avais pas de chapeau, je m'eventais avec mon mouchoir. L'employe des pompes funebres m'a dit alors quelque chose que je n'ai pas entendu. En meme temps, il s'essuyait le crane avec un mouchoir qu'il tenait dans sa main gauche, la main droite soulevant le bord de sa casquette. Je lui ai dit: «Comment?» Il a repete en montrant le cieclass="underline" «Ca tape.» J'ai dit: «Oui.» Un peu apres, il m'a demande: «C'est votre mere qui est la?» J'ai encore dit : «Oui.» «Elle etait vieille?» J'ai repondu: «Comme ca», parce que je ne savais pas le chiffre exact. Ensuite, il s'est tu. Je me suis retourne et j'ai vu le vieux Ferez a une cinquantaine de metres derriere nous. Il se hatait en balancant son feutre a bout de bras. J'ai regarde aussi le directeur. Il marchait avec beaucoup de dignite, sans un geste inutile. Quelques gouttes de sueur perlaient sur son front, mais il ne les essuyait pas.
Il me semblait que le convoi marchait un peu plus vite. Autour de moi, c'etait toujours la meme campagne lumineuse gorgee de soleil. L'eclat du ciel etait insoutenable. A un moment donne, nous sommes passes sur une partie de la route qui avait ete recemment refaite. Le soleil avait fait eclater le goudron. Les pieds y enfoncaient et laissaient ouverte sa pulpe brillante. Au-dessus de la voiture, le chapeau du cocher, en cuir bouilli, semblait avoir ete petri dans cette boue noire. J'etais un peu perdu entre le ciel bleu et blanc et la monotonie de ces couleurs, noir gluant du goudron ouvert, noir terne des habits, noir laque de la voiture. Tout cela, le soleil, l'odeur de cuir et de crottin de la voiture, celle du vernis et celle de l'encens, la fatigue d'une nuit d'insomnie, me troublait le regard et les idees. Je me suis retourne une fois de plus : Ferez m'a paru tres loin, perdu dans une nuee de chaleur, puis je ne l'ai plus apercu. Je l'ai cherche du regard et j'ai vu qu'il avait quitte la route et pris a travers champs. J'ai constate aussi que devant moi la route tournait. J'ai compris que Ferez qui connaissait le pays coupait au plus court pour nous rattraper. Au tournant il nous avait rejoints. Puis nous l'avons perdu. Il a repris encore a travers champs et comme cela plusieurs fois. Moi, je sentais le sang qui me battait aux tempes.
Tout s'est passe ensuite avec tant de precipitation, de certitude et de naturel, que je ne me souviens plus de rien. Une chose seulement : a l'entree du village, l'infirmiere deleguee m'a parle. Elle avait une voix singuliere qui n'allait pas avec son visage, une voix melodieuse et tremblante. Elle m'a dit: «Si on va doucement, on risque une insolation. Mais si on va trop vite, on est en transpiration et dans l'eglise on attrape un chaud et froid.» Elle avait raison. Il n'y avait pas d'issue. J'ai encore garde quelques images de cette journee : par exemple, le visage de Ferez quand, pour la derniere fois, il nous a rejoints pres du village. De grosses larmes d'enervement et de peine ruisselaient sur ses joues. Mais a cause des rides, elles ne s'ecoulaient pas. Elles s'etalaient, se rejoignaient et formaient un vernis d'eau sur ce visage detruit. Il y a eu encore l'eglise et les villageois sur les trottoirs, les geraniums rouges sur les tombes du cimetiere, l'evanouissement de Ferez (on eut dit un pantin disloque), la terre couleur de sang qui roulait sur la biere de maman, la chair blanche des racines qui s'y melaient, encore du monde, des voix, le village, l'attente devant un cafe, l'incessant ronflement du moteur, et ma joie quand l'autobus est entre dans le nid de lumieres d'Alger et que j'ai pense que j'allais me coucher et dormir pendant douze heures.
En me reveillant, j'ai compris pourquoi mon patron avait l'air mecontent quand je lui ai demande mes deux jours de conge : c'est aujourd'hui samedi. Je l'avais pour ainsi dire oublie, mais en me levant, cette idee m'est venue. Mon patron, tout naturellement, a pense que j'aurais ainsi quatre jours de vacances avec mon dimanche et cela ne pouvait pas lui faire plaisir. Mais d'une part, ce n'est pas de ma faute si on a enterre maman hier au lieu d'aujourd'hui et d'autre part, j'aurais eu mon samedi et mon dimanche de toute facon. Bien entendu, cela ne m'empeche pas de comprendre tout de meme mon patron.