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— Je pense bien qu’il va couler, disait Albert et pour plus de sûreté nous allons le traîner comme une vulgaire péniche à quinze cents mètres d’ici. Si on retrouve des traces de notre passage on ne fouillera pas le fleuve si loin.

Les deux hommes tirèrent sur la corde, tirèrent le cadavre.

D’abord, se fut très dur, puis, tout d’un coup ce fut plus facile. Ils échangèrent un regard épouvanté, ils ne tiraient plus sur le corps, c’était le corps qui les tirait. Louis lâcha la corde… Albert voulut résister, résista une seconde, la lâcha à son tour… elle tomba au fleuve, elle fila.

Mais Albert avait déjà retrouvé ses esprits.

— Nous sommes bêtes, déclara l’assassin, ce n’était pas Didier qui nous tirait. Il est bien mort, parbleu, c’est le courant qui l’entraînait plus vite que nous ne marchions.

***

Il était à peu près deux heures et quart au moment où les assassins laissaient échapper la corde du cadavre qu’ils avaient jusqu’alors remorqué. Dix minutes plus tard, à deux heures vingt-cinq, à peine, d’un fourré de cette berge de la Seine où le cadavre de Didier Granjeard venait de s’engloutir, un homme sortait avec précaution, il regardait de tous côtés avant de quitter sa cachette, puis s’éloignait à grands pas.

Cet homme, monologuait à voix basse :

— C’est une terrible affaire. Il va falloir jouer serré.

Il marchait très vite, de plus en plus vite.

Et cet homme-là, c’était l’ami de Riquet. Si Riquet l’avait rencontré il lui aurait demandé :

— Monsieur Juve, d’où venez-vous ? Que venez-vous de voir ?

5 – PRÉSENTATIONS

Il était à peu près huit heures du matin, le boulevard présentait son maximum d’animation, des ouvriers, des employés, se hâtaient vers leur travail. Riquet, lui, ne semblait nullement pressé de reprendre la direction de Saint-Denis où on devait, à la même minute, le porter absent.

Riquet semblait de la meilleure humeur du monde. Le spectacle de la rue l’amusait prodigieusement. Un corbillard passait, au trot, Riquet interpella le cocher :

— Eh dis donc, mon vieux, va pas si vite, ton client a pas eu le temps de monter.

Plus loin, c’était une voiture de blanchisserie :

— Tiens, v’là toute la saleté de la bourgeoisie qui passe, salut et respect.

Dans la poche de Riquet, tintaient quatre sous. Il avait déjà fait deux visites à un marchand de marrons établi au coin d’un café et il avait commandé gravement :

— Un sou de fruits, et laisse-moi les prendre.

Un par un, en effet, dans le poêlon, il avait choisi les marrons, au grand désespoir du marchand qu’impatientait son trop exigeant client.

Or, comme huit heures et demie sonnaient, Riquet qui jusqu’alors avait visiblement flâné, remontait le boulevard Magenta jusqu’à la hauteur du faubourg Saint-Denis, dans lequel il tournait précipitamment. Riquet s’arrêtait pourtant à quelques mètres du boulevard Magenta, s’adossait à une maison et là, fixant le trottoir d’en face, commençait à surveiller la grande porte de la prison de Saint-Lazare.

Les vieux bâtiments de la terrible geôle, une des hontes de Paris, avec leurs façades grises et noirâtres, semblaient déserts, morts, et pourtant, Riquet, en regardant l’heure à la pendule d’un boulanger, paraissait attendre.

— Huit heures et demie, c’est le moment. M llesOmnibus vont s’en aller vers le Palais.

À huit heures et demie, en effet, d’ordinaire, a lieu le départ du « panier à salade », qui emmène les filles arrêtées vers les cabinets d’instruction.

Riquet, considérant Saint-Lazare, se livrait à des réflexions philosophiques :

— Les femmes, c’est des oiseaux, ça devrait pas se flanquer en cage. Quelles mœurs pourries nous avons. Quand je pense que là-dedans, sur le tas, y en a des quantités, ça me rend mélancolique.

En même temps, il sifflait une valse avant de recommencer son petit amusement : cracher le plus loin possible, pour pousser à bas du trottoir un bout d’allumette qui y était en équilibre. Riquet devait avoir des talents extraordinaires à ce jeu, car il finit par atteindre son but. L’allumette tomba dans le ruisseau où il la suivit d’un œil attendri :

— Le ruisseau tombe à l’égout, l’égout tombe à la Seine, la Seine tombe à la mer, la mer mouille l’Amérique. J’ai peut-être fait sa fortune, à ce morceau de bois, p’t’être bien qu’il va s’en aller jusqu’aux placeurs d’or. Tiens, v’là l’Taxi.

En face de lui, sur le trottoir longeant Saint-Lazare, l’infirme arrivait en effet, il poussait son petit chariot avec sa vigueur accoutumée, descendit la pente de la rue, puis, opérant un virage savant, alla s’immobiliser à la porte même de la prison où aussitôt il tendit la main.

— Rigolo, qu’est-ce qu’il vient foutre ici ? J’ai comme une idée que tout à l’heure j’m’en vais me tordre un brin se disait le gamin.

Riquet quittait son poste d’observation. Nonchalant, traînant les pieds et marchant de préférence dans les flaques de boue afin de bien éclabousser ceux qu’il frôlait, Riquet traversa le faubourg Saint-Denis. Il se dirigeait vers l’infirme, lorsque la porte de la prison s’ouvrit.

Raclant les murs, faisant sous les voûtes un grand bruit de tonnerre, le « panier à salade », débouchant de la prison, tournait boulevard Saint-Denis. Riquet, planté au milieu de la chaussée, ne perdait pas la voiture des yeux :

— Et allez donc, murmurait-il, quand je pense qu’il y a là-dedans des beautés, ça me donne si froid que j’vas m’enrhumer du cœur.

Le « panier à salade » n’avait pas achevé de traverser le trottoir que Riquet demeurait figé sur place.

D’entre les volets cloués de la voiture pénitentiaire, une main de femme, une toute petite main blanche avait passé. Et Riquet avait parfaitement vu que cette main tenait quelque chose… Quoi ? il n’aurait pu le dire, quelque chose de gris, de rond, qu’elle laissait échapper de ses doigts, qui tombait sans faire de bruit sur le trottoir, cependant que disparaissait la petite main.

— Mince alors, murmurait Riquet, m’est avis qu’on se débarrasse d’un objet compromettant. Faudrait voir.

Depuis quelques jours, embauché par Juve, qui d’ailleurs tenait à merveille son rôle de simple ouvrier, réunissant à s’accréditer auprès de tous comme un Lambert des plus réussis, Riquet ne rêvait que police et opérations de police. Depuis longtemps certes, il s’enthousiasmait quotidiennement au récit des aventures de Juve, colportées par tous les journaux. Mais, de connaître le policier, de le fréquenter, de savoir qu’il vivait, alors que chacun le croyait mort, Riquet s’élevait à un paroxysme d’enthousiasme qui le rendait incapable de retourner à l’atelier.

C’était avec l’idée bien arrêtée de faire l’école buissonnière, avec l’idée bien arrêtée aussi de fréquenter les environs d’une prison, que Riquet s’était rendu rue du Faubourg-Saint-Denis, et voilà qu’il surprenait dès ses premiers moments d’observation quelque chose de fort intéressant.

Riquet, sans plus s’occuper de la voiture, traversa la rue du Faubourg-Saint-Denis pour aller chercher dans le ruisseau, sur la chaussée, le long du trottoir, ce qui avait bien pu tomber. Il ne trouva rien. Pourtant, il n’y avait pas de bouche d’égout, le ruisseau était à sec, et ce qui était tombé n’avait pu disparaître. Consciencieusement, Riquet cherchait. Il chercha près de cinq minutes, mais il chercha vainement.

— Ah ça, nom d’un chien, se disait le gosse en roulant des yeux terribles, je n’ai pourtant pas la berlue… Où diable a pu se tirer des pattes cet objet-là ?

Au même moment, Riquet apercevait Taxi qui le regardait avec une sorte de rire. Avait-il été témoin de sa déconvenue ? Avait-il vu lui aussi ?

— Toi, mon bonhomme, tu m’embêtes, murmura Riquet.

En deux pas, le gosse traversait le trottoir, il apostropha l’infirme :

— Hé, Taxi, t’es donc pas en grève que te v’là ici ? Ousqu’est ta carte ? Attends voir un peu que je te fasse circuler.