— Juve ne donne pas de ses nouvelles, pour mieux rester dans l’ombre. Je vais me cacher moi aussi.
Fandor avait beaucoup ri de l’invention de Juve se faisant passer pour paralytique. Aujourd’hui, il l’avait froidement copié : seulement, comme le repos lui coûtait, il s’était donné une paralysie spéciale. Il s’était fait paralytique-mendiant, paralytique mobile.
Mais que faisait donc Fandor à la porte de la prison Saint-Lazare ?
Riquet allait parler, révéler à Fandor qu’il connaissait Juve quand le journaliste sauta dehors, lui disant :
— Le môme, attends-moi ici, sans faute.
Fandor cependant, remontait vers Saint-Lazare. Il arriva juste à temps pour voir se refermer devant lui, sur le « panier à salade », retour du Palais de Justice, les portes de la prison. Il vit une grosse vieille femme s’agitant entre deux gardiens, visiblement au paroxysme de la colère.
— Avec tout ça, je n’a rien vu de la rentrée du Palais, pourvu qu’il n’y ait pas eu une nouvelle pomme de terre.
Or, chose bizarre, la vieille femme ramassée par les agents songeait à la même minute :
— Je n’ai pas perdu ma matinée, puisque j’ai pu le voir.
Que signifiait tout cela ?
Fandor, à pas lents, reprit, rêveur, la direction du cabaret où Riquet l’attendait.
— Il est extraordinaire ce gosse, se disait Fandor, et c’est peut-être une excellente recrue. Vif, intelligent, aimant la police, il peut m’être utile. Tout de même, qu’a-t-il surpris au juste ? Que j’ai ramassé une pomme de terre tombée du « panier à salade ». Bah, cela n’est pas bien grave. J’imagine que ce fait ne le conduira pas à inventer que je viens de prendre rendez-vous avec Hélène à l’intérieur même de cette prison.
Fandor, souriait maintenant.
Dans la pomme de terre qu’il avait ramassée, en effet, il avait trouvé, dissimulé, un mince petit papier, un petit papier sur lequel celle qu’il aimait, Hélène, la fille de Fantômas, toujours détenue à Saint-Lazare depuis que Juve avait ordonné son arrestation, avait écrit :
Je suis à l’infirmerie, si vous pouvez venir me rejoindre, venez.
Et ces seuls mots, ces mots qu’il se répétait en lui-même à toute seconde, ces mots qui demandaient quelque chose de presque impossible – comment parvenir, en effet, jusqu’à l’infirmerie de la prison ? – Fandor n’était pas loin de les regarder comme une promesse formelle de bonheur.
6 – L’ENQUÊTE DE JUVE
Limoneuse, car les crues de l’hiver avaient effroyablement grossi son cours, la Seine coulait à grands flots rapides le long des flancs de la Marie-Jeanne, la vieille péniche amarrée à quelques encablures de l’écluse de Saint-Denis. Le bouillonnement des eaux secouait lentement la grande barque et le patron lui-même, mollement étendu sur le pont arrondi de son embarcation, goûtait l’oisiveté de cette minute, sommeillant à demi, attendant que l’écluse s’ouvrît pour livrer passage à son bateau. Il faisait beau et le vent très doux irisait juste assez le sommet des petites vagues pour que le soleil pût s’y réfléchir, y allumer les scintillements d’une infinité de diamants.
Or, tandis que le père Denis sommeillait, l’un de ses hommes, un marinier à la figure joviale, trop souvent rougie peut-être par les chaleurs de l’alcool, l’apostropha :
— Hé, patron, réveillez-vous, v’là vingt-cinq francs qui passent.
— Quéque tu racontes ? vingt-cinq francs qui passent ? où ça ?
— Dans la flotte, patron, zyeutez plutôt. À droite là. Juste où c’est qu’il y a le morceau de bois.
En avant de la péniche, poussée vers elle par le courant, une masse noire flottante à demi submergée, s’avançait. De prime abord, c’était un paquet quelconque, un amas d’étoffe, un chiffon peut-être, un bois flottant. Eh non, c’était un noyé.
— Vingt-cinq francs qui passent, répétait le marinier. Tout de même, si on se donnait la peine d’aller les cueillir au passage ?
En parlant, le brave homme traversait le pont de la péniche, se disposant à descendre dans un bachot attaché derrière la Marie-Jeanne, à l’abri de son gouvernail.
— Quèque qu’tu vas faire ?
— Patron, j’vais le crocher au passage. Vous ne venez pas me prêter la main ?
— Bouge pas, commandait-il, reste-là, mon vieux. Ah, plus souvent que j’irai te prêter la main ou même que je te laisserai retirer un macchabée de l’eau. Ah malheur, on voit bien que tu es jeune. Pourquoi que tu veux l’arrêter celui-là ? il s’en va, laisse-le s’en aller.
— C’est vingt-cinq francs patron, qu’on donne à la Préfecture.
— Peuh, on dit ça. Vingt-cinq francs. Bien sûr, c’est vingt-cinq francs qu’on donne, mais faut s’déranger dix fois, faut donner son nom, son adresse, faut écrire des lettres, signer des paperasses et un tas de choses encore, et des histoires à n’en plus finir. Vingt-cinq francs à toucher, tu dis ? Dans l’temps, moi aussi, quand j’en voyais des noyés, je les repêchais, mais, maintenant, ah zut alors, un coup de chapeau et bonsoir monsieur, voilà ce que je fais et ce que je leur dis. Reste tranquille. Bien du plaisir. Tu ne t’imagines pas ce que c’est que d’repêcher un noyé.
— Ça va alors, s’il faut écrire, qu’il aille plus loin le pauvre bougre. Après tout, il est aussi bien dans le jus qu’ailleurs.
Tout le temps qu’ils causaient, le courant avait entraîné le malheureux noyé loin du père Denis et de son acolyte. Il était loin maintenant de la péniche, presque à ras de l’écluse où les courants divers commençaient à se le disputer.
— Guette voir, disait le père Denis, le pauvre vieux. J’parie qu’il va rater la porte et descendre en faisant le saut du barrage. Comme ça, une fois, pour un qui était dans la flotte depuis déjà longtemps, à l’écluse de Saint-Cloud, j’ai vu la tête d’un côté, les jambes et les bras d’un autre.
Le père Denis, qui ne quittait pas des yeux le cadavre, lequel en effet semblait prêt à s’engouffrer non dans l’écluse mais bien dans les tourbillons du barrage où le fleuve écumait, soudain poussa un soupir de soulagement :
— Tiens, non, j’aime mieux ça. Regarde, il vient de tourner à gauche. Allez, hop, à la manœuvre, mon vieux. Lâche les écoutes. C’est notre tour. On va l’écluser avec nous.
La Marie-Jeanne, quelques instants après en effet entrait dans l’écluse où le cadavre s’était engagé, lui aussi, ses flancs raclaient des deux côtés l’étroite chambre dans laquelle elle s’était engagée pour franchir la marche de la rivière.
Quand la péniche fut passée, le cadavre était tout à l’entrée de l’écluse, mais quand la péniche y prit sa place, on ne le voyait plus, sans doute, heurté par le bateau, il avait coulé, il était maintenu sous les flancs de la péniche.
— Hé, l’éclusier, hurla le marinier en second, voulez-vous vingt-cinq francs ?
L’homme qui geignait à la manivelle commandant les vannes s’interrompit dans son travail :
— Vingt-cinq francs ? c’est pas de refus. Quoi qu’i’ faut faire ?
— Il y en a un qui est dans la flotte, vous n’avez qu’à le gaffer, c’est l’prix.
Mais déjà l’éclusier s’était remis à sa manivelle :
— Ah bien, pour ce qui est de moi, c’est pas ces vingt-cinq francs-là qui m’enrichiront. Il est dans le jus, qu’il y reste. Merci de l’occasion, on a trop d’embêtements.
Le père Denis triomphait :
— Là, qu’est-ce que je disais ?
Un quart d’heure plus tard, la Marie-Jeanne, halée par deux vigoureux percherons, sortait de l’écluse, s’engageait dans Saint-Denis.
En même temps qu’elle, happé par les remous, le cadavre était sorti de l’écluse. Il sautilla à quelques mètres de la proue du petit bateau. Celui qui avait été un homme et qui n’était plus qu’une charogne abominable flottait dans le courant, se promenait décidément libre, ironique, moqueur, devant tous et devant tout. La société avait établi une prime de vingt-cinq francs pour que lui et ses pareils fussent repêchés, mais sans doute il avait conscience, ce cadavre, que son misérable squelette inspirait une horreur plus grande que l’appât d’un gain si modeste, puisqu’il continuait son chemin, protégé par sa hideur lamentable.