— Eh bien ? mais, ah ça, que voulez-vous me dire ?
— Ne m’interrompez pas, monsieur Granjeard, ce que je viens vous dire ici est grave, très grave. Je viens vous le dire, songez-y bien, sous un faux nom, en me cachant, moi Juve. C’est donc que j’ai pitié de vous. Vous ne vous y trompez pas, n’est-ce pas ?
— Parlez, parlez.
— Monsieur Paul Granjeard, vous êtes innocent. Votre frère est innocent, mais je connais le nom de l’assassin, je sais qui a fait tuer votre frère, qui l’a fait tuer pour éviter que l’usine ne soit privée de capitaux qui lui étaient nécessaires. Allons, monsieur Paul Granjeard, soyez courageux, l’assassin c’est…
— C’est qui ?
— C’est votre mère.
— C’est ma mère qui a fait tuer mon frère ? répéta lentement Paul Granjeard, lorsque après quelques minutes de silence effaré, il sembla reprendre conscience des paroles du policier. Ah, c’est horrible, ça n’est pas possible. C’est faux !
— Je suis certain de ce que j’avance.
Alors, dans le petit parloir de la prison, Paul Granjeard, comme assommé par la révélation du policier, se dressait, portait les mains à sa gorge, puis, étouffant presque, tomba à genoux, sanglotant.
Juve, lui les bras croisés, adossé à la muraille, contemplait ce désespoir sans rien dire. C’est seulement quand Paul Granjeard eut longuement sangloté, quand il eut en quelque sorte épuisé sa douleur, que Juve recommença à parler.
— Monsieur Granjeard, dit Juve, j’ai terriblement pitié de vous, oh, terriblement, croyez-le. Écoutez, ce qui arrive est abominable. Je suis fautif, moi aussi. D’abord je croyais, oui, je vous l’avoue, je croyais que votre frère et vous, vous étiez les coupables, je supposais que votre mère était innocente. Hélas, j’ai enquêté, je sais, vous me comprenez bien, je sais que vous, vous êtes innocent et que votre mère est coupable. Que faire ? Ah, oui, j’ai pitié de vous, car en somme ce n’est pas elle, c’est vous qui allez expier.
— Monsieur, si ma mère a réellement commis cet horrible forfait, elle n’a pu s’y décider que dans un moment de folie, sauvez-là ! Je vous en conjure, sauvez-là ! Sauvez-là, mon frère et moi, durant notre vie entière nous serons vos esclaves, notre fortune vous appartiendra, mais ne laissez pas accuser ma mère. Sauvez-là, sauvez-là ! Il ne faut pas que vous l’accusiez, il ne le faut pas, ce serait mal, elle est folle. Elle a été folle.
— Il y a des tiers, monsieur, qui savent comme moi que votre mère est coupable, et même si je me laissais fléchir par votre douleur, ils parleraient, il faudrait acheter leur silence… et…
— Payez-le… donnez-leur tout ce que je possède.
— Il faudrait cinq cent mille francs.
— Vous les aurez. Mais sauvez ma mère.
Juve ne répondait d’abord ni oui ni non. Un long moment passait, peut-être un combat affreux se livrait-il dans l’âme du policier, il pouvait en effet, s’il voulait, faire remettre en liberté toute la famille Granjeard, mais le devait-il ? Non certes, les coupables doivent être punis et Juve était trop la droiture et la justice même pour hésiter un seul instant, cependant le célèbre inspecteur avait certainement un but, une idée, puisqu’il répondit à Paul Granjeard en ces termes :
— Écoutez-moi, ordonna le policier, vous ne m’avez pas vu. Ce n’est pas l’inspecteur Juve qui est venu vous rendre visite aujourd’hui, c’est l’inspecteur Binet. Vous ne parlerez de ma visite à personne, vous me le jurez sur votre honneur ?
— Je vous le jure.
— Bien. Maintenant je vais essayer de sauver votre mère, je ne vous promets rien. Je ferai mon possible. L’argent vous importe peu, je le comprends, vous me rembourserez ce que j’aurai déboursé. Voilà tout. Demain peut-être, vous serez tous libres.
Juve appuya sur le bouton de la sonnette et sortit de la cellule du prévenu.
***
Le lendemain matin, dans le cabinet de M. Mourier, M me Granjeard et ses deux fils écoutaient avec ravissement le magistrat instructeur :
— Je signe une ordonnance de non-lieu, déclarait en effet M. Mourier, je vous libère tous les trois, car je ne vous le cache pas, la preuve de votre innocence est entièrement faite. Non, ne me remerciez pas, ce n’est pas moi qui ai découvert la vérité, c’est un modeste héros, c’est le policier Juve qui n’est même pas venu recevoir vos remerciements.
Les Granjeard se regardaient. M me Granjeard pensait :
— J’ai sauvé mes fils en acceptant les propositions de Juve.
De son côté, Paul Granjeard se disait :
— J’ai sauvé ma mère en achetant ce policier.
Mais, M. Mourier poursuivait :
— Juve, en effet a fini par découvrir le testament de M. Didier Granjeard. Il est en quelque sorte la preuve de la culpabilité de Blanche Perrier. Cette femme avait intérêt au crime, de plus, elle est en fuite. Tenez, lisez ce document.
La mère et les deux fils, se saisirent avidement de ce que M. Mourier considérait de bonne foi comme étant les dispositions testamentaires du malheureux Didier Granjeard. Mais, tandis qu’ils lisaient, sans même les comprendre les phrases énonçant les dons et les legs, une même stupeur les paralysait.
Le testament n’avait pas été écrit par Didier. M me Granjeard ne reconnaissait pas l’écriture de son fils. Paul Granjeard ne reconnaissait pas l’écriture de son frère. Ni Paul Granjeard, ni M me Granjeard pourtant n’osèrent prévenir le juge de la falsification qu’ils subodoraient.
— C’est faire condamner ma mère, se dit Paul Granjeard.
— C’est faire condamner mon fils, pensait M me Granjeard.
Robert Granjeard, lui, ne comprenait pas, mais voyant l’émotion de ses parents, il se tut lui aussi.
Et M. Mourier, se trompant au bouleversement de ceux qu’il croyait innocents, ajoutait :
— Je garde ce document au dossier, ce document que m’a confié Juve. En tout cas, vous êtes libres, voici l’ordonnance de non-lieu, vous êtes, je vous le répète, et grâce à Juve, hors de cause.
13 – LE RENDEZ-VOUS
— Avec tout ça, je n’ai vraiment pas de chance. Il fait toujours nuit, un froid de tous les diables, et je vais avoir une occasion numéro un d’attraper un formidable rhume. Ça, c’est véritablement désagréable. Me faire tuer, me faire écrabouiller, je veux bien. Ça entre en quelque sorte dans les risques de mon métier, mais m’enrhumer comme un imbécile, parler du nez pendant huit jours, être contraint d’avaler des pâtes de réglisse ou des bois de guimauve, ah non, je ne marche pas, j’aimerais mieux me plaindre à l’Administration.
Dans le hall de la gare Montparnasse, Fandor venait d’arriver et flânait tout en monologuant, devant les boutiques des libraires. Le jeune homme, d’un coup d’œil, avait vérifié l’heure à la grande horloge de la gare, qui, par exception, marchait ce jour-là. Il était en avance, il n’avait pas besoin de se presser. Jérôme Fandor, tranquillement donc, arpentait cinq grandes minutes les alentours du quai de départ, et s’amusait notamment à abrutir complètement l’intelligence des employés en leur demandant, les uns après les autres, de quel quai devait partir exactement l’express de Cherbourg. Nul ne pouvait le renseigner. La gare Montparnasse, qui dépend de l’Ouest-État, a ceci en effet de particulier, qu’elle est si exiguë, si mal aménagée, si peu apte à rendre les services qu’on lui demande, qu’il est matériellement impossible aux contrôleurs de la voie d’affirmer d’une façon certaine qu’un train arrivera à tel quai plutôt qu’à tel autre, que tel express démarrera d’une voie, plutôt que de la suivante. Le service se fait au petit bonheur, au hasard de l’encombrement, il y a des coutumes vénérables sur lesquelles on se base, on sait par exemple que le train devant arriver à huit heures et demie n’est jamais là, et on en profite pour faire partir sur la voie où il doit se ranger l’express de neuf heures moins le quart, mais enfin, il est difficile d’être certain que, par hasard un train étant exact, l’express ne sera pas obligé de s’en aller d’ailleurs.