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— Donc, conclut Fandor, qui, pour la dixième fois, têtu et obstiné, interviewait un employé très galonné, donc, vous ne pouvez pas me dire de façon certaine si l’express de Cherbourg partira de la voie 10 ou de la voie 5 ?

— Monsieur, il partira de la voie 7, le voilà, vous pouvez monter en voiture.

Lentement, en effet, avec des précautions extrêmes, un train était refoulé en gare. Fandor remercia l’employé, se dirigea, lui aussi, vers le rapide.

— Très bien, ce train, murmurait-il, tout en longeant les wagons, très confortables, les sleeping, très moelleux le capitonnage des premières… En seconde, c’est encore potable, en troisième, hum, c’est beaucoup moins bien, mais enfin cela n’a rien d’horrible. Allons, allons, le matériel s’améliore tous les jours, dommage que je n’en profiterai pas.

Enfin, Fandor n’avait pas de bagages, curieusement, car ce n’était point son habitude, il était vêtu en sportman. Une veste à gros plis tombait sur un pantalon de velours, dont les jambes étaient emprisonnées sous des guêtres de chasseur alpin. En bandoulière, il portait un sac, dans lequel il avait dû cacher très peu d’objets, mais des objets de valeur, car, de temps à autre, d’un mouvement instinctif, il s’assurait que la serrure en était bien fermée, qu’il n’avait rien perdu de ce que contenait cette mystérieuse valise. Or, Fandor, tout en se mêlant à la foule des voyageurs, longeant toujours l’express, se dirigeant vers la tête du train. L’express était très long, le train du soir est le plus usité de ceux qui mettent Cherbourg en communication avec Paris, il y avait là, se préparant à partir, ou venus accompagner des amis ou des parents, nombre de voyageurs, et plus d’un col bleu d’officier de marine, rentrant de permission, était curieusement et sympathiquement examiné par Fandor qui avait une prédilection pour les soldats de l’armée de mer. Tandis qu’on enfilait les bagages dans le fourgon du train, Fandor finit par arriver à la tête du convoi. Là, appuyés sur un chariot vide, tenant avec nonchalance des balais et des plumeaux, des hommes d’équipe faisaient cercle, fumant, causant, n’ayant nullement l’air de se livrer à un travail quelconque. Fandor s’approcha d’eux :

— Dites donc, messieurs, commença-t-il, un petit renseignement s’il vous plaît ? Un pari que je viens de faire : est-ce que ça n’est pas ce train-là qui emmène le wagon pénitentiaire ?

Les facteurs se regardèrent les uns les autres, étonnés peut-être de la question, et peut-être fort mal renseignés. Le chef de train qui, assis sur une caisse d’emballage, commençait à pointer des paperasses, avait heureusement saisi la question du journaliste :

— Parfaitement, monsieur, répondit-il, c’est bien cet express-là auquel on attelle le wagon pénitentiaire.

— Mais comment se fait-il alors, qu’il ne soit pas là ?

— Parce qu’on ne fait pas monter les détenus dans la gare, faisait l’homme. Ils embarquent un peu plus loin sur les voies, on attelle le wagon à la locomotive. Puis il est refoulé avec elle et comme il continue directement jusqu’à Cherbourg, il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’il soit en tête de train.

Jérôme Fandor n’en demandait pas plus.

À la réponse du chef de train qu’il remercia de son obligeance, un sourire indéfinissable avait paru sur ses lèvres.

Parbleu, il le savait bien que c’était l’express de Cherbourg qui emmenait le wagon pénitentiaire. Depuis huit jours, il multipliait les démarches, au ministère et dans les bureaux de la gare, avec quelle habileté, pour arriver à se documenter sur la question. Non seulement il savait que l’express de Cherbourg allait emmener le wagon pénitentiaire, mais encore il connaissait dans ses moindres détails la disposition matérielle de ces wagons. Fandor savait qu’il était exactement disposé comme les voitures cellulaires que l’on rencontre dans Paris. Le couloir central divisant le wagon en deux parties est percé de part et d’autre d’une série de petites portes qui toutes communiquent avec un étroit réduit où peut prendre place un prisonnier ou une prisonnière. Les sièges sont d’ailleurs disposés exactement encore comme dans les voitures qui servent au transfert des détenus.

Fandor, documenté sur les dispositions du wagon, savait qu’un garde, un gendarme, ou le plus souvent des agents de la Sûreté, voyagent, installés dans le couloir central, afin de veiller au bon ordre et, le cas échéant, couper court à toute tentative d’évasion. Il n’ignorait pas davantage que le wagon pénitentiaire ne sert que très rarement. On ne l’attelle en effet aux trains qui se rendent en province que lorsqu’il y a lieu de transporter le même jour pour la même destination un nombre important de prisonniers.

Fandor qui avait continué sa promenade le long du quai, après une attente qui devait lui paraître interminable, vit la locomotive manœuvrer dans les lointains de la gare, puis, s’atteler enfin à une masse grise, indistincte dans la nuit et avec de sourds halètements, de subits échappements de vapeur, reculer lentement, pour prendre sa place en tête du fourgon. L’employé qui l’avait renseigné ne s’était pas trompé, la locomotive avait bien été s’atteler au wagon pénitentiaire. Or, ce wagon, ce wagon rébarbatif fait de tôle, qui ne portait aucune vitre, où se découpaient seulement les minces jours de souffrance de tout petits volets aux mailles serrées, ce wagon pénitentiaire, Fandor le regardait avec des yeux que l’émotion, une émotion bizarre, eût-on cru, faisait troubles et indistincts. Fandor pourtant réagit :

— Crédibisèque, murmura-t-il, il ne sera pas dit que je me laisserai accabler par l’énervement au moment de réussir. Allons, je ne risque pas grand-chose… En ce qui la concerne, je suis prêt à tout.

Sans mot dire, Fandor revint sur ses pas. Il s’éloigna de la tête du train, il rentra sous la marquise et se dirigea vers la queue du convoi. Fandor sortait du quai où il venait de faire les cent pas, il s’élança bientôt, marchant de plus en plus vite, le long d’un quai voisin, sur lequel il s’engageait, tout en jetant un rapide coup d’œil pour s’assurer que nul employé n’avait remarqué son passage. Sur le quai où passait le jeune homme, un train de banlieue stationnait, qui partirait après l’express. Sa présence n’avait donc rien là qui pût paraître extraordinaire. Or, Fandor, n’était pas arrivé en tête du train de banlieue qu’il avisait un compartiment encore désert, y montait, fermait soigneusement la portière, puis, traversant le compartiment, descendait à contre-voie. Il se trouvait alors tout naturellement entre le flanc de l’un des énormes et lourds wagons qui devaient former le rapide de Cherbourg. Mais que voulait donc Fandor ?

Serré entre les deux trains, ayant peu de place disponible, le jeune homme se livrait à une opération bizarre. Il releva le col de sa veste, le ferma hermétiquement, au moyen des pattes qu’il comportait. Il ferma encore l’emmanchure de ses manches, assujettit sur son dos, au moyen d’une ceinture, le bienheureux sac qu’il portait, puis il tira de l’une de ses poches de très longues cordes, une mince courroie. Cela fait, prêt sans doute à l’expédition qu’il méditait, Jérôme Fandor toussa, rit, s’accroupit.

— Et maintenant, messieurs, dames, murmura le journaliste, en voiture !

Une seconde plus tard, Jérôme Fandor s’était glissé sous le compartiment pénitentiaire. Quelques minutes plus tard, il était sinon confortablement, du moins solidement attaché à l’essieu des roues du dernier boggey.

À cet instant, sur le quai du rapide, des portières claquaient, des employés pressaient les voyageurs, des coups de sifflets retentissaient. On allait partir. On partait. Or, Fandor, accroupi dans une position épouvantable, ne manifestait nullement l’envie de quitter son poste. Avait-il résolu de voyager ainsi, attaché à l’essieu sous le wagon pénitentiaire ? Que méditait-il donc ? Quel projet formidable et audacieux pensait-il réaliser ?

Jérôme Fandor, au moment précis où le rapide démarrait, tandis qu’il sortait de la gare, lentement d’abord, plus vite ensuite, franchissant les aiguilles, sautant au passage des blocs de sûreté, Jérôme Fandor songeait :

— Si rien n’est venu contrarier mes projets, si réellement tout s’est bien passé, je suis séparé d’Hélène par cinquante centimètres de tôle peut-être, et cinquante centimètres de tôle, ça se perce, ça se démolit.