L’irascible veuve allait répondre, lorsque, soudain, la sonnerie du téléphone retentit dans le bureau voisin. M me Granjeard alla à l’appareil, revint :
— C’est Bridois, le notaire, qui vient de nous téléphoner. Il va falloir nous arranger pour l’aller voir demain, tous les trois, tous les quatre du moins, Didier viendra aussi.
— Pourquoi faire, ma mère ? comment se fait-il que vous ayez besoin de moi ? demanda Didier.
— Parce que, déclara nerveusement M me Granjeard, ta présence est indispensable, ainsi que celle de tes frères. Bridois m’a dit qu’il fallait au plus tôt régulariser notre situation commerciale. Vous savez, d’ailleurs, quelles sont mes intentions. Je ne tiens pas à avoir affaire à la justice pour régler nos intérêts, cela coûte trop cher. Je vais vous associer tous les trois et, naturellement, je me nommerai gérante de l’affaire avec tous pouvoirs d’administration, tant que je vivrai. Nous ferons un contrat de dix ans, nous verrons ensuite. Moi seule aurait le droit de rester ou de me retirer à l’expiration de ce délai. De la sorte, nous réduirons au strict minimum les droits de succession que nous aurons à payer au fisc les uns et les autres. N’est-il pas vrai, Robert, que c’est comme cela que nous devons procéder ?
— Vous avez raison, dit le fils avocat, c’est le plus simple.
— C’est une chance véritable que votre pauvre père ne soit mort qu’après la majorité de Didier. Il y a trois ans, lorsque Didier n’avait alors que vingt ans, il a été très malade et j’ai eu bien peur qu’il ne s’en aille avant que son dernier fils ne soit majeur, c’est cela qui nous en aurait fait des ennuis. Il aurait fallu tout liquider, réaliser de l’argent et Dieu sait si dans les affaires, actuellement, vu la concurrence, on a besoin d’avoir des capitaux disponibles. Mes enfants, dépêchons-nous de prendre le café, nous sommes en retard.
Donnant l’exemple, M me Granjeard avala le liquide bouillant comme si elle avait eu un palais doublé de ce fer qu’elle aimait tant.
Déjà, Paul et Robert s’étaient éclipsés et gagnaient leur bureau respectif. Leur mère allait en faire autant, Didier la retint par le bras.
— Maman, dit-il, j’ai à vous parler.
— À me parler ? Tu sais pourtant qu’il est l’heure.
— Il est l’heure, sans doute, fit Didier impatienté, eh bien, vous serez en retard voilà tout, une fois n’est pas coutume.
— Qu’as-tu donc à me dire ?
— Écoutez, maman, c’est délicat et peut-être ne serez-vous pas très contente, mais j’aime autant vous le dire, car ma décision est prise, irrévocablement. Vous vous êtes déjà rendu compte que je ne mordais pas beaucoup aux affaires. Le commerce ne me convient pas, en effet, et je voudrais vous demander la permission de quitter l’usine.
— Mais tu es fou, tu n’y penses pas.
— Voilà deux ans que j’y pense, ma mère, et même, je viens vous demander de bien vouloir me rendre ma part d’héritage, car j’aurai besoin désormais de l’argent de mon père.
— Ton père, assura M me Granjeard, est mort sans testament, il ne t’a pas laissé un sou.
— Je le sais, fit-il, mais si je ne me trompe, il me revient de droit quelque chose, cela s’appelle, je crois : la quotité disponible.
— Ma parole, grommela la veuve Granjeard, tu es joliment bien renseigné, mais je ne le veux pas. Tu ne quitteras pas la maison. Tu t’associeras à tes frères.
— Non, ma mère, je ne veux pas, je ne peux pas.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi la vérité, tu as fait des dettes ?
— Non, déclara Didier, mais je vais en faire.
— Pourquoi ?
— Parce que, avoua Didier, j’ai des charges et des obligations.
— Explique-toi ! Que veux-tu dire ?
— Eh bien, voilà maman, mieux vaut, en effet, que vous le sachiez, l’heure est venue pour moi de parler, j’ai une maîtresse, une maîtresse que j’adore, depuis deux ans déjà, nous nous aimons, nous voulons vivre ensemble, nous marier.
— Une maîtresse ? s’écria M me Granjeard. Cela se quitte une maîtresse.
— Ce n’est pas mon sentiment, ma mère, tout dépend de la femme que l’on a choisie. Lorsque celle-ci est pure, honnête, qu’elle s’est donnée à vous comme ma maîtresse s’est donnée à moi, sincèrement, sans arrière-pensée…
— Si c’était une honnête femme, interrompit M me Granjeard, elle ne t’aurait jamais cédé. Est-ce que j’ai été la maîtresse de ton père, moi ? Allons donc ! C’est une faiseuse qui t’a roulé, une demi-mondaine qui t’a ébloui.
— Non, ma mère, vous faites erreur, ma maîtresse est une simple ouvrière.
— De mieux en mieux, s’écria M me Granjeard. Eh bien, mon petit, ouvrière ou demi-mondaine, tu me feras le plaisir de rompre et vivement avec cette demoiselle.
— Le voudrais-je, fit-il, que je ne le pourrais pas, j’ai eu avec elle un enfant.
— Un enfant ? hurla M me Granjeard, tu as un enfant, misérable, ah çà, mais tu es fou ? D’ailleurs, c’est bien évident, on t’a roulé, naïf et stupide comme tu l’es, cet enfant n’est pas de toi.
— Je vous en prie, ma mère, n’insistez plus, laissons ces questions pénibles et répondez à ma demande : je désire ma part de fortune, je ne veux pas m’associer à mes frères, dites-moi que nous sommes d’accord et qu’il n’en soit plus question.
— Qu’il n’en soit plus question, ah, tu en as de bonnes, toi, par exemple ! Tu viens, comme cela, brutalement, m’apprendre que tu mènes une existence scandaleuse, que tu fais des enfants à des filles pures ou soi-disant telles, que tu veux ruiner les tiens et te ruiner toi-même et tu me demandes de n’en plus parler au bout de cinq minutes ? eh bien, tu vas voir si nous allons en parler et devant tes frères et devant tout le personnel, s’il le faut. Ah misérable !
Allant et venant comme une folle, dans la maison, M me Granjeard appela ses fils et ceux-ci accoururent, dans la salle à manger que Didier n’avait pas quittée.
M me Granjeard mit ses fils aînés au courant :
— Cet imbécile d’enfant, vient de m’avouer qu’il vient de se faire empaumer par une drôlesse. Non content de cela, il veut endosser une paternité. Tout cela ne serait rien encore, mes chers enfants, mais voilà que votre excellent frère prétend désormais se retirer de l’association que j’ai décidé de former entre vous et qu’il me réclame de l’argent. Ah non, par exemple, c’est infiniment drôle, ma parole, je crois que Didier est fou à lier !
Paul, d’un ton sévère, interrogea son cadet :
— Qu’est-ce que cette femme ? cette maîtresse ?
— Je l’ai dit à notre mère, c’est une ouvrière, vous la connaissez, c’est une ouvrière d’ici.
— Monstre ! hurla M me Granjeard, tu débauches mon personnel maintenant ?
— Vous la connaissez et vous savez combien elle est travailleuse, honnête, courageuse à tous les points de vue, c’est Blanche Perrier.
— Blanche Perrier, hurla M me Granjeard, oui, je la connais, une trieuse à la clouterie, mais c’est une fille de rien, une espèce de manœuvre, tu n’as pas honte, Didier ?
— Je n’ai pas honte d’aimer une femme qui m’aime et qui est la mère de mon enfant.
En proie à une inexprimable agitation, M me Granjeard venait de bondir dans son bureau, voisin de la salle à manger, elle avait appuyé sur un timbre.
Quelques instants après, on frappait à la porte :
— Entrez.
C’était Landry, le contremaître.
M me Granjeard, en face de l’ouvrier, avait repris tout son calme, elle affectait un visage impassible :
— Dites-moi, Landry, interrogea-t-elle, vous avez, n’est-ce pas dans l’atelier des trieuses de la clouterie, une certaine Blanche Perrier ?
— Oui patronne.
— Eh bien, Landry, vous allez, séance tenante lui régler son compte et la flanquer à la porte immédiatement. Je veux que, dans dix minutes, elle ne fasse plus partie de la maison.