Fandor interrompit sa gigue, souffla, se frotta les mains, fit trois grimaces de plaisir dans la glace de sa cheminée, puis poursuivit son raisonnement :
— Admettons que Fantômas ait tourné en rond pour rallonger la route. La première conclusion à en tirer, c’est qu’Hélène et Blanche sont prisonnières dans l’enceinte de Paris. Cela explique parfaitement, dès lors, que Riquet, tombé dans la rivière souterraine, ait pu être amené à la Seine au pont de Grenelle en trente-cinq minutes. Il y a mieux, cela va peut-être me donner le moyen de retrouver en l’espace d une seconde la prison de mes deux amies.
Tout en parlant, Fandor choisissait dans une valise cachée sous son lit, la chemise toilée sur laquelle on lisait : Plan de Paris.
Fandor fouilla dans ce dossier. C’était la collection très complète de tous les plans qui ont été publiés : plans ordinaires, plans des tramways, du Métropolitain, des monuments, des théâtres, des curiosités, cartes géologiques.
Et soudain, Fandor poussa un cri de triomphe en retrouvant le seul plan qu’il cherchait : le plan de l’hydrographie du sous-sol parisien.
— Parbleu, chantonna le journaliste, en dépliant la feuille, c’est bien le diable si je ne trouve pas là-dessus la rivière souterraine qui a si proprement emporté mon pauvre Riquet, et c’est le diable encore, si, en vérifiant les immeubles sous lesquels passent les diverses rivières du sous-sol parisien, je n’arrive pas à découvrir le château que je cherche, soi disant un ancien couvent.
Une heure plus tard, Fandor était sûr de son fait. Il partait vers le château mystérieux.
Fandor, subitement, avait pensé au couvent de l’Assomption.
Désaffecté depuis peu, le couvent de l’Assomption se trouve dans le plus complet abandon, étant confié aux soins d’un liquidateur. Il y a là un vaste parc où l’on se croirait à cent lieues de Paris, d’énormes bâtiments, avec une infinité de murs d’enceinte, et il était très possible, en effet, que les deux prisonnières y eussent été conduites. Et elles pouvaient parfaitement ignorer qu’elles étaient dans Paris, et qu’elles se trouvaient dans ce couvent.
Une heure plus tard, parvenu rue de l’Assomption, à deux pas de la rue Mozart, où les tramways d’Auteuil-Madeleine passent majestueux et lents, il vérifiait combien l’endroit était merveilleusement propice à un emprisonnement semblable à celui dont il s’occupait. Les maisons voisines tournent le dos au couvent. De plus, le parc lui-même, énorme, complètement négligé, rempli de fourrés touffus, est bordé de tout un côté par un autre grand jardin qui dépend d’une villa voisine.
Les murs qui entourent le couvent sont hauts, et l’escalade eût assurément attiré l’attention des passants, provoqué un scandale, ce qu’il fallait éviter à tout prix, au cas d’une erreur possible. Par bonheur, le hasard, une fois encore, devait servir le journaliste. Le long du trottoir, en effet, stationnait une grande voiture d’épicier, dont les chevaux, à demi dételés, avalaient tranquillement une musette d’avoine, tandis que leurs conducteurs devaient déjeuner en un mastroquet voisin. Jérôme Fandor avisa cette voiture, sourit, et, leste comme un chat, escalada sa toiture. Il était nu tête, vêtu de pauvres habits, on dut le prendre pour un livreur, personne ne s’étonna.
« Très bien, pensa Fandor.
Parvenu sur ce toit de voiture Jérôme Fandor était à peu près de niveau avec le sommet de la muraille du couvent dont seule la largeur du trottoir le séparait.
Prendre son élan, sauter de la voiture sur le mur, rester une demi-seconde à peine en équilibre sur ce mur et se laisser dégringoler dans le parc, c’était un jeu pour le journaliste.
— De mieux en mieux, se déclara Fandor qui, tombé dans un buisson de ronces, se déchirait la peau aux pointes acérées.
Il traversa le parc dans son entier, puis se heurta à une nouvelle muraille qui devait clore le jardin proprement dit.
Mais, si Jérôme Fandor avait hésité à franchir par escalade le mur de la rue de l’Assomption, il n’avait plus à s’embarrasser de la crainte des passants pour vaincre ce nouvel obstacle.
Intrépide, il s’accrocha aux pierres branlantes, trouva prise dans les lézardes du pan de mur. Une seconde après il était au faîte, une seconde encore et il se trouvait à l’intérieur de la seconde enceinte.
Or, Jérôme Fandor n’était pas de l’autre côté de ce mur qu’il apercevait, gracieusement dressée devant le perron d’une immense bâtisse, la jolie statue de l’Amour apprivoisant les deux colombes.
Alors Fandor, oubliant toute prudence, allait s’élancer en courant, et de toutes ses forces, crier :
— Hélène, Hélène, me voilà, vous êtes sauvée !
Il s’arrêta, réfléchit.
— Non, se dit-il, attendons la nuit pour nous montrer.
Et jusqu’à neuf heures du soir, il demeura tapi dans un fourré.
***
En quelques mots entrecoupés, Jérôme Fandor, ayant enfin retrouvé Hélène et Blanche Perrier, décida d’un plan de fuite :
— Fuyez, avait dit le jeune homme, vous êtes au couvent de l’Assomption, prisonnières de Fantômas.
— Non, de Juve, avaient crié Blanche et Hélène.
Il ne les écoutait déjà plus.
— Je ne peux pas fuir… Mon enfant ! cria Blanche.
— Cette chaînette ne vous retiendra pas longtemps, dit Fandor.
Et, tandis qu’Hélène entraînait Blanche, tandis qu’elle la forçait à s’enfuir, Jérôme Fandor, se servant d’une pierre comme d’une enclume, en prenant une autre pour marteau, il brisait la chaîne qui retenait le petit Jacques.
La chaîne brisée, Fandor, en deux bonds, en effet, courut au mur que venaient de franchir Blanche et Hélène. Serrant l’enfant dans ses bras, il gravit l’échelle puis, s’asseyant à califourchon sur la muraille, il passa l’enfant à sa fiancée :
— Prenez-le, Hélène, l’autre mur est au bout du jardin, courez-y vite, il y a un tas de sable qui va presque jusqu’au sommet, vous pourrez sauter facilement.
Mais déjà, Fandor avait aperçu, près des bâtiments du couvent, l’ombre d’un homme qui s’avançait, chargé d’un objet visiblement très lourd.
Deux autres personnages le suivaient. Or, Jérôme Fandor n’avait pas vu ces ombres qu’il perdait toute prudence. Une colère rapide, furieuse, folle, l’envahit. Ces ombres qu’il apercevait c’étaient assurément les ravisseurs d’Hélène, Fantômas devait se trouver au milieu d’eux. Et il allait perdre cette occasion de l’empoigner au collet ? de se jeter sur lui ? Jamais.
Fandor cria à Blanche et à Hélène :
— Fuyez toujours, je vous rejoins tout de suite.
En même temps, redescendant l’échelle, Fandor s’élança sur les ombres entrevues.
Il allait les rejoindre. Soudain, un bras s’était tendu. Un revolver avait été braqué. Dans le parc, la détonation d’une arme à feu éclata sèche et brutale. La voix de Fandor s’éleva joyeuse :
— Manqué.
L’intrépide jeune homme s’élança. À peine avait-il fait trois pas qu’il se sentit pris par derrière, renversé, étouffé à demi.
18 – FUITES ET POURSUITES
Que s’était-il passé ? quels étaient donc les événements qui avaient déterminé ce coup de feu, cette attaque dans l’ombre, cette agression inattendue ?
Ce même soir, en effet, mais beaucoup plus tôt, vers neuf heures, dans un bouge du quartier Montparnasse, deux hommes attablés devant des bouteilles, venaient de crier, en apercevant une femme :
— Tiens, te voilà, Fleur-de-Rogue ? Amène-toi donc, prends un verre avec nous.
La personne qu’on avait ainsi interpellée était une jeune femme brune, aux yeux farouches. Une pierreuse, mais une pierreuse d’un caractère spécial, qui faisait qu’elle ne passait pas inaperçue au milieu de ses compagnes.
Elle n’était pas jolie, mais les traits de sa physionomie avaient une expression qui surprenait et troublait à la fois.
Aujourd’hui, dans la salle enfumée du bar interlope, elle venait de reconnaître deux vieilles connaissances : les inséparables Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf.
Les deux gaillards légèrement ivres, mais qui, néanmoins faisaient bonne contenance, avaient désigné un siège à Fleur-de-Rogue :