— Débinons-nous d’ici, veux-tu ? dit l’une d’elle, avec un fort accent parisien. On attraperait la crève, dans cette gare. On va aller manger quelque chose dans un bistro voisin.
Sa compagne lui répondit :
— Oui, allons-y. Bien volontiers. Je meurs de froid. D’ailleurs, le petit Jacques doit avoir besoin, lui aussi, de prendre quelque chose.
L’enfant sourit, en hochant la tête, à la jeune femme qui le tenait par la main. Le trio s’achemina par les passages souterrains jusqu’à la sortie de la gare. Elles montrèrent leur billet, obtinrent l’assurance qu’elles pourraient rentrer dans la gare au moment voulu pour prendre l’omnibus de Bayonne qui s’arrêtait à Rion, puis, avisant un restaurant de modeste apparence, sur le boulevard de la Station, elles y entrèrent et commandèrent quelque chose de chaud.
Ces deux jeunes femmes et ce petit enfant n’étaient autre que la pierreuse Fleur-de-Rogue et Hélène, la fille de Fantômas. Comment ces deux femmes, si différentes de condition et de caractère, si opposées l’une à l’autre par leurs existences et leurs sentiments, se trouvaient-elles réunies ?
Au moment de l’évasion, Hélène, ayant pris le petit Jacques dans ses bras, comptait le rendre à sa mère sitôt que celle-ci aurait quitté, elle aussi, la prison où elles avaient été enfermées toutes deux. Les circonstances, et surtout Fantômas en avaient décidé autrement. Blanche n’était pas sortie du couvent. Hélène atterrée par la mort de sa camarade, s’était d’abord juré qu’elle vouerait son existence au fils que celle-ci laissait seul sur terre. Mais, au bout de quelques jours, la jeune fille s’était rendu compte qu’elle avait elle-même une existence trop compliquée pour pouvoir s’occuper normalement de l’enfant. Elle s’était dit que, dans l’intérêt de ce dernier, il importait de le confier le plus rapidement possible à quelqu’un qui serait capable de lui prodiguer des soins aussi attentifs que réguliers. Hélène avait réfléchi et examiné dans sa mémoire, recherché si elle ne connaissait pas quelqu’un qui serait susceptible de remplir toutes ces conditions. Le lendemain du jour de sa rencontre avec Fandor, au cabaret du Drapeau, Hélène partait pour le quartier de Belleville et s’engageait dans la rue de la liberté. Arrivée devant une grande maison ouvrière, elle s’arrêtait à la loge et demandait à la concierge :
— M me Bernard est-elle chez elle ?
— Hélas, non, dit la concierge.
Depuis longtemps, Marie Bernard avait déménagé, elle et sa marmaille, on ne savait pas ce qu’elle était devenue.
À qui confier le petit Jacques ? Hélène remontait les larges trottoirs de la rue de Mouzaïa, lorsque soudain, elle avait été arrêtée par Fleur-de-Rogue.
— La Guêpe, s’était écriée celle-ci, saluant la fille de Fantômas du surnom sous lequel elle avait été un moment fort connue à Belleville.
Hélène, un peu surprise par cette rencontre, ne savait trop quelle attitude observer envers la pierreuse. La dernière fois qu’elles s’étaient trouvées ensemble, c’était dans des circonstances tragiques, au chevet du Bedeau, grièvement blessé dans une affaire de cambriolage, et Hélène avait été embarquée dans cette affaire de si malheureuse façon que si son père n’était pas intervenu pour la sauver, elle aurait été mise à mort par les apaches que Fleur-de-Rogue était la première à exciter contre elle. Mais, de ces événements, vieux déjà de quelques mois, Fleur-de-Rogue ne semblait pas se souvenir. Elle aborda cordialement la jeune fille, s’inquiéta d’elle, remarqua avec étonnement l’enfant qui l’accompagnait.
Hélène expliqua le but de sa venue dans ce quartier lointain. Fleur-de-Rogue devait avoir changé complètement de sentiments, car elle se montrait on ne peut plus aimable pour la fille de Fantômas. Elle ignorait l’adresse de Marie Bernard, mais on voyait qu’elle faisait l’impossible pour trouver une solution à la situation ennuyeuse dans laquelle se trouvait celle qu’elle s’obstinait désormais à appeler « sa vieille copine ». Fleur-de-Rogue s’était écriée :
— Mais j’ai ton affaire. Seulement, voilà, c’est un peu loin, par exemple, le gosse serait là-bas comme un coq en pâte et nib de pétard à craindre pour lui. Car bien malin serait celui qui viendrait le dénicher dans la tôle à laquelle je pense.
Elle connaissait une brave vieille femme qui vivait seule dans une petite propriété à la campagne. Par exemple, c’était loin, à onze heures de chemin de fer de Paris, au fin fond des Landes. Cette vieille femme était tout à fait honorable et respectée. C’était la tante de Fleur-de-Rogue qui ignorait complètement que sa nièce était une des pierreuses les plus redoutées des quartiers les plus mal famés de Paris. Hélène avait demandé d’autres détails et les réponses de Fleur-de-Rogue avaient été si concluantes que la jeune fille avait proposé à Fleur-de-Rogue de venir la conduire là-bas. Fleur-de-Rogue avait accepté, d’autant qu’Hélène se chargeait de tous les frais. Et c’est ainsi que les deux jeunes femmes se trouvaient, ce matin-là, en train de déjeuner en face de la gare Saint-Jean à Bordeaux, en attendant d’effectuer la seconde partie de leur voyage. Vers dix heures et quart, le trio s’achemina paisiblement vers le train qui attendait, comme l’avait dit l’employé, au quai n° 6. Le départ eut lieu à l’heure fixée et, pendant quatre heures interminables le convoi suivit une voie rectiligne et monotone à travers les forêts de pins.
Fleur-de-Rogue avait annoncé que sa tante viendrait assurément, prévenue par un télégramme, chercher les voyageuses à la gare, mais, lorsque, vers trois heures de l’après-midi, celles-ci descendirent à la petite station de Rion-des-Landes, nul véhicule ne se trouvait dans la cour pour les emmener.
— Ne pourrions-nous pas aller à pied ? suggéra Hélène qui brisée par la fatigue du voyage, était prête à faire un dernier effort. Mais Fleur-de-Rogue secouait la tête :
— C’est à dix kilomètres au moins, dit-elle, et je ne sais pas très bien la route.
Les deux jeunes femmes étaient fort perplexes, elles se demandaient comment parvenir au terme de leur voyage. Le chef de gare, brave homme, s’inquiéta de leur sort.
— C’est à Beylonque que vous voulez aller ?
— Non, pas précisément, répliqua Fleur-de-Rogue, mais à côté. Mais si nous étions transportés à Beylonque, le trajet qui nous resterait à faire à pied ne serait plus rien.
— Attendez une minute, fit le chef de gare.
Il revint au bout d’un quart d’heure, l’air triomphant :
— Votre affaire est arrangée, dit-il, il y a le fils Marius, le garçon du forgeron qui, pour une pièce de cinq francs cinquante veut bien vous conduire avec sa carriole.
— Affaire entendue, dit Hélène, toute heureuse.
Quelques instants plus tard, le trio s’installait dans la petite charrette du nommé Marius qui, faisant claquer son fouet, lança son cheval au petit trot.
Le crépuscule tombait lorsqu’on arriva au village de Beylonque dont les toits rouges jetaient une note gaie dans l’uniformité vert sombre des pins touffus.
Le jeune homme une fois payé, fit faire volte-face à son véhicule. Il toucha sa casquette et dit :
— Maintenant, mesdames, je vous souhaite bon voyage. D’après ce que j’ai compris, vous êtes rendues ou tout comme. Moi, j’ai encore près de trois bonnes lieues à faire, avant de rentrer chez moi.
— Quel dommage, murmura Hélène, qu’il n’ai pas pu nous conduire jusqu’au bout.
Elle emboîta le pas à Fleur-de-Rogue qui, délibérément, s’engageait dans la forêt. Les deux femmes marchèrent longtemps, beaucoup plus longtemps qu’elles ne le pensaient, et cette marche forcée était d’autant plus pénible qu’il leur fallait à tour de rôle, porter dans leurs bras le petit Jacques, profondément endormi. Hélène, au fur et à mesure que tombait la nuit, devenait de plus en plus inquiète :
— C’est très long, murmura-t-elle, si nous avions su, nous serions restées coucher au village.
Fleur-de-Rogue, en s’excusant, n’était guère plus rassurante.