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Juve interrompit M. Bagot. Il avait fini de déjeuner. Le commissaire lui, venait de se mettre à table et Juve, debout, lui frappait amicalement sur l’épaule :

— Monsieur Bagot, lui disait-il, je crois que vous n’avez pas confiance. Allons. Si vous ne pensiez pas qu’il s’est passé quelque chose de mystérieux dans l’entrepôt des wagons-lits, pourquoi auriez-vous convoqué le cabaretier Hilaire ? Si le mort repêché ne vous semblait pas intéressant à examiner, pourquoi donc auriez-vous décidé de l’enfermer au frigorifique de votre morgue ? Pourquoi auriez-vous passé commande par téléphone chez le pharmacien, d’un pot de pommade pour enduire le visage de ce mort ? Bagot vous êtes un cachottier. Allons, à demain.

— Moi, murmurait le commissaire de police resté seul, moi j’ai décidé d’entendre le cabaretier Hilaire ? Je veux mettre de la pommade sur le visage de ce noyé ? Mais jamais de la vie. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Ah çà, il est fou cet homme.

M. Bagot réfléchit longtemps :

— Tout de même, se dit-il, si je ne m’étais pas trompé…

***

Au même moment, Juve, car c’était bien Juve, longeait les bords de la Seine, se dirigeant vers l’entrepôt des chemins de fer. Et Juve, de son côté, songeait :

— Ce commissaire est complètement idiot, tout de même, je lui ai fait entendre que j’étais Juve, et à moins qu’il ne soit plus bête que nature, il interrogera Hilaire, il mettra la pommade que j’ai commandée sur le visage de ce noyé.

7 – UNE VISITE INATTENDUE

— Ah par exemple, voilà une affaire qui commençait de la façon la plus banale et qui menace de prendre des proportions extraordinaires.

C’était l’infirme Taxi, ou pour mieux dire Fandor, qui, dans sa modeste chambre du sixième, impasse Urbain, monologuait en lisant dans le journal le détail du « crime de la Plaine Saint-Denis ».

Toutefois, ce qu’il ne pouvait lire entre les lignes ni même soupçonner, c’est que l’inspirateur du commissaire de police, le personnage qui avait aidé celui-ci à reconstituer le crime et le trajet du cadavre, n’était autre que l’homme mystérieux rencontré dans un café par le commissaire.

— Drôle d’affaire, soupira Fandor.

Puis il regarda un modeste réveil-matin qui lui servait de pendule :

— Dix heures, déjà, bien que je n’ai nullement sommeil il est temps que je me couche si je veux avoir mon compte de repos, car dans cette sacrée maison, étant donnée la clientèle de braves ouvriers et d’honnêtes employés qui l’habite, il n’y a plus moyen de fermer l’œil dès cinq heures du matin.

Fandor, toutefois, avant de se dévêtir, prit son petit chariot d’infirme qu’il avait laissé à l’entrée de son logement. Pourquoi Fandor, chaque soir avant de se coucher, se donnait-il donc la peine de prendre son chariot et de le pousser sur le plancher pendant quelques minutes, s’efforçant de le faire rouler sur le sol de façon à être entendu par l’immeuble entier ? C’est que, jusqu’à présent il avait accoutumé ses voisins à entendre le roulement de son chariot à des heures à peu près régulières, et il ne fallait pas déranger leurs habitudes, pour ne pas éveiller de soupçons. Déjà Fandor se sentait suspect aux yeux de certains qui se demandaient si l’infirme du sixième l’était autant qu’il voulait bien le dire et de plus, son attitude de l’après-midi, dans le faubourg Saint-Denis, n’avait pas été pour inspirer confiance, si d’aventure quelqu’un de ses voisins en eût entendu parler.

Or, tandis que, machinalement, Fandor faisait rouler son véhicule, il eut un cri de surprise.

— Çà, par exemple, s’écria-t-il, c’est plus fort que tout ça. Voilà que ma voiture a grandi, il faut croire que le grand air lui profite. C’est égal, je paie des prunes à qui m’explique comment il se fait que, du jour au lendemain, un chariot de paralytique se met à grandir.

Fandor constatait que son chariot qui, jusqu’alors, passait facilement entre la table et l’armoire adossée au mur, ne parvenait plus désormais à s’incruster entre ces deux meubles.

De deux choses l’une : ou la table s’était rapprochée de l’armoire, ou l’écartement des roues avait augmenté. La table n’avait pas bougé. C’était indiscutable, il y avait dans la poussière du sol des indications qui le certifiaient. D’autre part, en considérant son véhicule, Fandor se rendait parfaitement compte que l’essieu avait subi des modifications absolument inattendues. Cet essieu, en effet, était trop large pour la caisse qu’il supportait. Jusqu’alors les roues se trouvaient à une distance infime du montant de la caisse. Maintenant, on pouvait passer la main entière entre celles-ci et les roues.

— Oh oh, murmura Fandor, voilà qui est bizarre.

Le journaliste venait de remarquer sur les planches du parquet, à quelque distance du chariot, deux petites traces blanches à peine perceptibles. Il s’efforça de les effacer du bout de l’index : c’était de la craie.

Il prit un mètre, mesura la distance qui séparait les deux marques, distance égale à celle qui séparait les deux roues de son véhicule et il nota quatre-vingt-deux centimètres. Fandor se releva, alla s’asseoir au pied de son lit, se prit la tête à deux mains et réfléchit longuement.

Puis il relut le journal :

— Parbleu, grogna-t-il, la coïncidence est si extraordinaire qu’elle ne peut résulter que d’une volonté humaine :

Le magistrat en faisant en sens inverse le parcours qu’avait dû suivre sur terre le cadavre du mystérieux mort transporté par ses assassins, a constaté sur le sol à maintes reprises, deux traces de roues parallèles, qui, évidemment étaient les roues d’un véhicule, dont les meurtriers se sont servis pour transporter leur victime. Ce véhicule n’a pas été retrouvé, mais on y parviendra sans doute car on a relevé certaines dimensions sur les traces et notamment celle de l’écartement des roues qui se trouve être d’environ quatre-vingts centimètres.

— C’est clair comme le jour, se disait Fandor, quatre-vingts, quatre-vingt-deux centimètres, autant dire la même chose, le mystérieux mort de la Plaine Saint-Denis a été transporté dans un chariot et il se trouve que, désormais, mon véhicule, qui était plus étroit hier, a aujourd’hui les dimensions de ce chariot suspect. Est-ce donc que l’on a l’intention de me faire passer pour coupable dans cette affaire dont j’ignore le premier mot ? Mais il n’y a pas de doute, tout cela est grave. Très grave. Plus grave qu’on pourrait l’imaginer. Ceci n’est qu’un commencement. Qui diable peut-être l’auteur de cette abominable machination qui tend à me faire passer pour responsable d’un crime dont je suis innocent. Qui ? Lui ?

On avait insinué que le cadavre brûlé trouvé dans l’immeuble de Juve était celui de Juve. C’était la version officielle, mais Fandor n’y croyait pas. Il avait conclu, lui, que le mort carbonisé rue Bonaparte n’était autre que l’effrayant Génie du Crime. Fallait-il donc revenir sur cette opinion ? Fantômas vivait-il encore ?

— Sale affaire.

Depuis quarante-huit heures, il avait noté la présence dans le voisinage de l’impasse Urbain, d’une série d’individus, qui, à leur silhouette particulière, étaient aisément reconnaissables. C’étaient des policiers, des agents en bourgeois.

Fandor n’avait tout d’abord prêté qu’une médiocre attention à leur présence, mais il se rendait compte maintenant que cette surveillance avait été prévue contre lui.

— C’est que, monologua Fandor, je ne tiens pas du tout à entrer en ce moment en relations avec la police, ni à fournir des explications à la Sûreté. J’ai mieux à faire, il s’agit pour moi de m’occuper d’Hélène et si j’ai adopté ce déguisement depuis quelques semaines, si je joue les mendiants et les faux infirmes sur la place de Paris et particulièrement aux abords de la prison de Saint-Lazare, ce n’est pas pour me brûler au moment où je crois que je vais réussir à tirer ma pauvre amie de là. Allons, mon petit Fandor, prends tes cliques et tes claques, et tires-toi d’ici.