Ayant ainsi parlé, avec l’autorité grave du chirurgien qui sonde la nature d’un mal à travers les chairs, le praticien s’était hâté de prendre les mesures que nécessitait l’état du blessé.
Sur son ordre, on avait couché l’ouvrier sur une planche, puis on l’avait attaché aux épaules, aux reins, aux genoux et aux chevilles, de façon à ce qu’il ne pût faire le plus petit mouvement.
— La seule chance que ce garçon a d’être sauvé, déclarait le chirurgien, c’est que, pendant un mois au moins, il ne fasse pas le plus petit mouvement. Du repos, une immobilité absolue, une immobilité perpétuelle, voilà le seul traitement en cas de rupture de la colonne vertébrale. Nous allons, d’ailleurs nous assurer si je ne me trompe pas en diagnostiquant cette rupture. Envoyez-moi une auxiliaire de l’infirmerie, et dites-lui de prendre deux aiguilles à piqûres, flambées.
À l’infirmerie, c’était précisément Hélène que l’on envoya pour aider le praticien. La jeune fille n’avait pas encore vu le blessé de près, mais, quand elle fit son apparition dans la petite chambre où on l’avait transporté, tandis qu’elle tendait au docteur les deux aiguilles qu’il avait réclamées, elle devint d’une pâleur de morte.
Le malheureux blessé n’était pas un inconnu pour elle, puisque c’était… Fandor.
— Je vais passer ces deux instruments à travers les chairs du blessé, expliquait le chirurgien, en commençant par le mollet, en montant à la cuisse, puis aux hanches, l’insensibilité sera absolue tant que nous nous trouverons en-dessous des vertèbres rompus. Elle sera moyenne quand nous arriverons à la hauteur de ces vertèbres, elle sera torturante quand nous serons au-dessus d’elles. Voyez, messieurs.
Penché sur le lit de sangle, le médecin fit ce qu’il venait de dire, il taillada à coups de ciseaux les vêtements du blessé, découvrit les endroits où les piqûres devaient avoir lieu.
Mais, tandis qu’il piquait de sa longue aiguille les mollets du malheureux Fandor, Hélène ne perdait pas de vue la face du blessé. Et il lui semblait alors que, de son côté, le moribond la regardait ardemment, qu’une terrible expression de souffrance se lisait dans les yeux du jeune homme. Pourtant, il ne faisait pas un mouvement, il demeurait parfaitement rigide.
— Sensibilité rigoureusement absente, conclut le médecin.
— Il souffre, il souffre, c’est horrible, songeait Hélène.
Et elle eut une envie folle d’arracher le docteur à ce lit, de lui crier :
— Ce n’est pas un ouvrier, ce n’est pas par hasard qu’il est là, s’il a fait cette chute épouvantable, c’est qu’il voulait me rejoindre, reconnaissez-le donc, c’est Jérôme Fandor.
Or, très calme, toujours, l’homme de l’art poursuivait :
— Sensibilité absente encore à la hauteur des cuisses et des hanches. Nous allons voir plus haut. Il piqua dans les chairs. Mais, cette fois, une crispation passa sur le visage du blessé.
Le médecin se releva :
— C’est bien ce que je vous disais, messieurs, la fracture des vertèbres est au second tiers supérieur de la colonne vertébrale, la mort est probable. Toutefois, il faut ordonner la plus rigoureuse immobilité.
Le médecin se retourna vers l’infirmière-chef :
— Mademoiselle, ordonnait-il, vous m’avez bien compris ? Il faut que cet homme ne bouge point, les chances de mort sont infiniment probables, mais enfin, on peut essayer de le sauver. Vous allez laisser auprès de lui une auxiliaire pour le soigner, qui l’alimentera toutes les heures de deux cuillerées de bouillon. Rien d’autre à faire en ce moment, je reviendrai demain matin. D’ailleurs, dans quinze jours peut-être, il sera transportable.
***
Une heure plus tard, pour la première fois, Hélène demeurait seule en présence du blessé. L’infirmière-chef qui jusqu’alors avait été continuellement dans la chambre du blessé, venait de se retirer, en répétant les ordres du docteur. La porte se referma sur elle.
Alors, d’un mouvement fou, impétueux, Hélène se précipita vers le lit du moribond :
— Fandor, Fandor.
Mais, au même moment, elle avait la surprise d’entendre la voix du jeune homme lui répondre :
— Hélène, ma chère Hélène, mon amour.
Or, le médecin lui-même l’avait dit, quelques heures auparavant : le blessé ne pouvait pas parler.
Comment parlait-il donc ? Hélène, stupéfaite, interdite, demeurait immobile. Elle voyait Fandor remuer les lèvres et, le plus tranquillement du monde, l’entendit faire cette déclaration :
— Sont-ils assommants, tous à vouloir que j’aie la colonne vertébrale brisée. Vous me feriez joliment plaisir en donnant un peu de lâche à mes sangles. J’en ai assez de faire l’imbécile sur le dos. Parbleu, mais vous semblez stupéfaite, ma chère Hélène, vous pensiez donc que c’était vrai ? que j’étais aux trois quarts mort. Ah, je l’avais deviné à votre effroi, tout à l’heure. J’aurais bien voulu vous rassurer, mais le moyen ? Allons, que diable, riez, souriez, je vous affirme que je n’ai rien du tout. Tout cela c’est un truc. Un truc pour arriver à vous parler. Je ne suis pas du tout tombé sur les reins. J’avais parfaitement calculé mon affaire. Je suis tombé sur les pieds. Je n’ai pas une égratignure. Je me porte comme le Pont-Neuf. Allons, riez.
C’était un sanglot qui lui répondit. À bout d’énergie, brisée d’émotion, Hélène qui avait été dupe, ne résistait plus. Elle pleura longuement. Puis, souriant à travers ses larmes, elle finit par interroger le jeune homme :
— Mais c’est incroyable, mais c’est fou, et ces piqûres que vous ne sentiez pas ?
— Je les sentais parfaitement, mais je ne voulais rien laisser voir. Si vous vous imaginez, ma chère Hélène, que c’est amusant de se voir passer des aiguilles à travers le mollet, vous vous trompez joliment. Seulement, je n’ai rien dit. Si j’avais crié, on aurait éventé mon piège.
***
Dix heures du soir à l’infirmerie. Hélène ouvre la fenêtre :
— Personne dans le préau.
— Tant mieux dit Fandor.
Qu’ont décidé ces deux êtres étranges, Hélène et Fandor, qui depuis tant d’années s’adorent, en voyant sans cesse de nouveaux obstacles se dresser entre eux ? Quels formidables projets ont-ils ourdis ? De quoi sont-ils convenus ? À peine Hélène a-t-elle affirmé que les préaux sont déserts, Fandor se lève.
Tendrement, ardemment, il dépose sur le front de la jeune fille un baiser brûlant :
— Donc, c’est bien entendu ? Vous savez ce que vous aurez à faire, Hélène, et vous serez vaillante, comme d’habitude ? Maintenant, je m’en vais, je me sauve, c’est le mieux. Vous direz, si demain on vous interroge, que vous vous êtes assoupie, puis, qu’à votre réveil, je n’étais plus là. D’ailleurs, dans un quart d’heure, vous allez, en appelant à l’aide, faire constater ma disparition. Faites le plus de chahut possible. Je me moque pas mal que l’on me recherche, du moment que cela ne vous cause aucun ennui. Et maintenant, adieu.
Un nouveau baiser s’éternise, puis, délibérément, Fandor enjambe la fenêtre de l’infirmerie et, avec son incroyable souplesse, saute dans la cour.
Hélène ne s’était pas trompée, les préaux étaient déserts, Fandor les traversa rapidement, il se dirigea vers le mur d’enceinte, sur lequel le matin même il était tombé et où, sans doute, devait pendre encore la corde qui lui avait servi à sa descente.
— Parbleu, se disait Fandor, si je peux rattraper cette corde, je m’en irai avec la plus grande facilité. Mais, diable, cela va être difficile de grimper sur ce mur.
Or, au moment même où Fandor s’approchait, il s’arrêtait figé de surprise. Le long du mur d’enceinte, quelqu’un marchait avec précaution : de ses yeux perçants, Fandor vit une femme, une vieille femme. Elle portait une échelle, cette échelle, elle l’appuya contre la muraille, puis, à pas feutrés, elle s’éloigna.