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Évreux dépassé, Jérôme Fandor dont les mains étaient écorchées, dont les vêtements étaient en lambeaux, dont le visage saignait, car une pierre arrachée du ballast l’avait frappé au front, Jérôme Fandor commençait à se délier. Il devait alors non seulement lutter contre la fatigue qui résultait de sa longue station sous le wagon, contre le froid qui roidissait ses membres, contre le vertige qui le prenait par moments, à considérer le sol fuyant tout près de lui, à une allure folle, mais encore il devait résister aux secousses de la vitesse. Le rapide, en effet, ayant le champ libre devant lui, fonçait dans la nuit, d’autant qu’il avait du retard à rattraper.

N’importe. Fandor, tranquillement, défaisait ses cordes, réalisait des prodiges d’équilibre, des merveilles d’adresse et de sang-froid, il se libérait, il était libre. Autour de lui, courant en-dessous du plancher du wagon une infinité de tuyauteries passaient. Il y avait là le canal central de l’air comprimé, puis encore des tuyaux de vapeur, les commandes des freins de secours, les canalisations électriques, les commandes de gaz d’éclairage, tout un enchevêtrement de câbles. C’était à ces câbles, à ces tuyaux, à ces conduites que Jérôme Fandor devait confier sa vie. Cramponné des deux mains à l’appui branlant que pouvait lui offrir le tube de cuivre rouge du frein d’air comprimé, Jérôme Fandor rampait sous le wagon. La vitesse, à cette minute, était si grande, qu’il était littéralement suffoqué par le vent que déplaçait le convoi. Il devait tourner la tête pour respirer, et en même temps bander ses muscles, tendre ses nerfs pour ne point faiblir, pour se retenir, et même pour se tenir très droit, car s’il avait laissé le moins du monde pendre son corps, il eût certainement raclé les traverses du ballast.

— Si rien ne cloche, songeait seulement le journaliste, si je ne me tue pas, je réussirai. Seulement voilà, j’ai beaucoup de chances de me tuer.

Complètement dégagé de l’essieu, il se trouvait maintenant suspendu au centre même du wagon, n’ayant plus d’autre appui que les tuyauteries branlantes auxquelles il se cramponnait. Or, comme il avançait avec précaution, déplaçant une main après s’être assuré de la prise qu’il pouvait trouver, voilà qu’il fit une abominable découverte. Le tuyau d’air comprimé qui lui servait dans son périlleux voyage était mal attaché. Il se cassait petit à petit, il allait dans quelques secondes céder sous son poids.

Jérôme Fandor se rendait compte qu’à côté de lui, rien d’autre ne pouvait lui permettre de s’accrocher… Les fils d’éclairage étaient trop faibles. La tuyauterie de secours était trop éloignée.

— Je suis fichu, se dit le journaliste. Jamais je n’arriverai au bout.

Il eut la force d’âme pourtant de ne pas précipiter la manœuvre. Aussi lentement qu’auparavant, avec des gestes aussi mesurés, il réussit à avancer d’un mètre encore. Mais aller plus loin c’était folie. Jérôme Fandor venait de s’apercevoir qu’une des pattes d’attache de la tuyauterie était défaite. Sans soutien dès lors, le tuyau ballottait à cet endroit. Il ne pouvait plus se confier à lui.

— De mieux en mieux, murmura Fandor, je suis irrémédiablement fichu.

En dépit de sa résistance, d’ailleurs, la tête commençait à lui tourner. Le sang affluait à ses oreilles qui bourdonnaient, une crampe horrible lui tordait le cou. Il fut sur le point de se laisser aller.

— Je suis perdu, se dit-il.

Il allait ouvrir les mains, se laisser tomber sur le ballast, quand une pensée se fit jour dans son esprit :

— Hélène m’attend ! Manquer le rendez-vous ? jamais !

Fandor, risquant le tout pour le tout, trouva moyen de prendre dans sa poche, une petite lampe électrique qu’il avait emportée par acquit de conscience. Les timides rayons éclairaient un instant le dessous du wagon, le journaliste poussa un soupir de soulagement :

— Allons, le diable est avec moi.

Il laissa tomber la lampe. Il tendit le bras, il réussit un tour de force, et sans même savoir comment il pouvait y réussir, il attrapa une nouvelle tuyauterie, la tuyauterie du lavabo qui, par bonheur, au milieu du wagon rejoignait la timone du frein. Cinq minutes plus tard, Jérôme Fandor à moitié mort, mais sauf, se trouvait à cheval sur les tampons qui séparaient le wagon pénitentiaire des autres wagons.

Le long du wagon, pour la facilité des manœuvres, des crampons de fer saillaient, destinés à permettre aux hommes d’équipes de monter sur la toiture. Jérôme Fandor les franchit, sans plus s’occuper des cahots qui cependant menaçaient à chaque instant de lui faire lâcher prise. On eût juré qu’un homme, dans les conditions où il se trouvait, ne pouvait parvenir sur le toit du wagon pénitentiaire. Fandor lui, s’y hissa en un rien de temps.

Restait le plus difficile. Le toit du wagon, en effet, apparaissait redoutablement lisse. S’y maintenir semblait quasi impossible. Mais à coup sûr, Jérôme Fandor avait prévu la difficulté. De sa poche, il tirait encore une série de cordes, l’une d’elles se terminait par un nœud coulant, il l’envoyait autour du chapiteau formé au centre du wagon par le support de la lanterne.

À plat ventre alors, les bras écartés, les jambes étendues, il avança sur le toit du wagon. Bientôt il eut rejoint le chapiteau de la lanterne. Il l’étreignit de ses jambes nerveuses, puis, tranquillement, ayant atteint le terme de sa course, évidemment renseigné et documenté, il tira de son sac, qu’il parvint à faire glisser le long de son corps, un petit vilebrequin, une scie et il se mit en devoir de découper le toit du wagon.

 ***

Les gardiens dormaient. En tout, vingt-quatre prisonniers et trois prisonnières à convoyer jusqu’à Cherbourg. Les prisonniers étaient pour la plupart des matelots arrêtés à Paris alors qu’ils tiraient une « bordée ». L’autorité civile devait les remettre aux mains des autorités militaires.

Les prisonnières étaient deux femmes arrêtées pour un meurtre commis aux environs de Cherbourg, outre Hélène, Hélène que, pour les besoins de l’instruction, on transférait de Saint-Lazare à la prison de Cherbourg.

Hélène avait éprouvé une joie folle en apprenant son départ.

— Quand on vous transférera, avait dit Fandor, je vous ferai évader, Hélène. Coûte que coûte, je vous ferai évader.

Depuis elle vivait dans cet espoir, avec cette pensée qui ne l’abandonnait pas une seconde. Elle ne voyait pas comment Fandor pouvait réellement la tirer de sa terrible situation, mais du moment qu’il avait promis, il tiendrait parole. Or, jusqu’alors, et il était bientôt minuit, rien n’était venu apprendre à Hélène que Fandor fût réellement en train de préparer son évasion. Montée dans le wagon pénitentiaire en même temps que les deux autres prisonnières, dont l’une n’était autre que la vieille paralytique, Hélène avait été enfermée dans son étroit compartiment et là, elle attendait, presque sans espoir. Et puis soudain, au-dessous de sa tête, juste au sommet de son étroit compartiment, un bruit régulier, continuel, extraordinaire. Hélène se redressa. En un instant, toute son attention se concentra sur ce bruit.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce qui se passe ? se demanda la jeune fille.

En dépit du bruit de la marche du train, elle entendait nettement le va-et-vient, elle ne pouvait s’y tromper, le va-et-vient d’un outil qui, sans doute, entamait le plafond de sa cellule. Et, dans la pénombre, Hélène se redressa. Elle réussit à s’extraire en quelque sorte de son cachot, s’écorchant les genoux, elle trouva le moyen de se désemboîter de son banc, elle monta dessus, elle passa sa main sur le plafond. Hélène fut sur le point de hurler de douleur. Tâtonnant, sa main avait rencontré un mince outil qui avait transpercé le plafond : la lame d’une scie, et cette scie l’avait coupée.

— Miséricorde, pensa la jeune fille, c’est Fandor, ce ne peut être que Fandor.

À la joie de la délivrance proche succédait pourtant une horrible inquiétude. Fandor, en sciant le plafond, faisait en réalité un bruit croissant. Hélène l’avait entendu, les gardiens allaient l’entendre ! On viendrait, on trouverait le plafond à moitié ouvert. L’évasion serait manquée. Or, à ce moment, comme le bruit redoublait, comme il y avait réellement danger que les gardiens ne fussent attirés par les manœuvres de Fandor, dans la cellule contiguë à la cellule d’Hélène, quelqu’un se mit à chanter à plein gosier.