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Trois quarts d’heure plus tard, Riquet se dirigeait vers la demeure de Taxi, en souhaitant de tout son cœur que Jérôme Fandor y fût revenu.

16 – ÉTRANGES PROPOSITIONS

M me Granjeard et son fils Paul, assis l’un en face de l’autre, dépouillaient leur courrier. Huit jours s’étaient écoulés depuis leur libération et la mère et les fils avaient repris leurs habitudes.

En lisant les lettres que lui passait son fils, M me Granjeard fronça les sourcils, se mordit les lèvres, cependant qu’elle grommelait :

— As-tu vu Paul ? Voilà Bichat et Compagnie qui annulent leur commande ?

Elle ajouta :

— C’est très curieux, les Tourbis ont l’air de faire des difficultés au sujet de la dernière livraison. On leur a pourtant bien donné ce qu’ils voulaient. Je n’y comprends rien.

Paul hocha la tête, approuvant le monologue de sa mère, mais ne répondit pas. On apporta un télégramme, l’ingénieur le lut et nerveusement froissa le papier bleu, le jeta au panier :

— Désespérant, fit-il.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Rien, dit Paul nerveusement, ou plutôt si, tiens, la Société des Forges nous annonce que décidément elle ne passe pas la commande pour laquelle nous étions d’accord.

— Ah, fit simplement M me Granjeard, dont les joues se décolorèrent.

À ce moment on frappa à la porte :

— Entrez.

Quelqu’un pénétra dans la pièce, souleva sa casquette, c’était Landry, le contremaître :

— Pardon, excuse, si je vous dérange, fit-il, en s’adressant à M me Granjeard, mais c’est les quinze cents kilos de plaques de tôle que le camionnage apporte.

— Eh bien, ça va bien, dit M me Granjeard, faites-les placer dans le hangar.

— Elles y sont, dit le contremaître.

— Je suppose que vous avez vérifié la livraison ?

— Sans doute, fit le contremaître, tout est bien en état, mais…

— Mais quoi ?

— Eh bien, le camionneur dit comme ça qu’il faut qu’on le paie. La marchandise est envoyée contre remboursement.

M me Granjeard se leva :

— C’est un peu raide, fit-elle, des fournisseurs que nous avons depuis dix ans et que l’on paie toujours à trois mois, qu’est-ce qui leur a pris ?

M me Granjeard se montait :

— Mais c’est une erreur, sûrement. Ce n’est pas que je refuse de payer, mais enfin il y a là une question de principe avec laquelle je ne transigerai pas.

Paul Granjeard, de plus en plus sombre, questionnait son contremaître :

— Combien doit-on ?

— Quatre mille deux cents francs.

L’ingénieur instinctivement, se fouilla pour tirer son trousseau de clés et fit mine d’aller vers son coffre-fort particulier, mais il interrompit ce mouvement et, se tournant vers sa mère, il lui déclara :

— Mieux vaut en finir et payer, que d’avoir des histoires. Voulez-vous donner la somme, ma mère ?

M me Granjeard avait, elle aussi, un coffre qui lui servait de caisse particulière. Machinalement, elle esquissa le mouvement de s’en approcher, puis elle s’arrêta :

— Après tout, fit-elle négligemment, règle toi-même, je ne dois pas avoir de monnaie.

— Moi non plus, dit Paul.

De la pièce voisine, simplement séparée par une cloison qui s’arrêtait à mi-hauteur, Robert Granjeard avait entendu toute cette conversation, sans y prendre part. Il crut, toutefois, devoir intervenir.

Quittant le bureau devant lequel il travaillait et abandonnant les écritures compliquées auxquelles il se livrait, le jeune homme prit son chapeau.

— Le plus simple, déclara-t-il, c’est que j’aille à l’agence du Comptoir National, je prendrai la somme exacte qu’il faut pour payer cette note. Landry, venez avec moi.

Robert Granjeard sortit du bureau avec le contremaître. Sa mère et son frère aîné restaient en tête-à-tête, seuls, silencieux.

L’un et l’autre, d’abord, affectèrent de ne point s’adresser la parole, de paraître plongés dans des travaux absorbants. Mais évidemment, ils avaient, tous deux quelque chose sur le cœur. M me Granjeard n’y put tenir. Ce fut elle qui rompit le silence.

— Paul, appela-t-elle.

— Qu’est-ce qu’il y a maman ?

— Il y a, déclara-t-elle, que la maison nous claque dans la main. Pas besoin de s’illusionner, cette affaire qui nous est arrivée nous fait le plus grand tort.

— Nous étions innocents. D’ailleurs nous avons obtenu un non-lieu.

— Notre meilleur client nous abandonne, nos plus anciens fournisseurs doutent de notre crédit. Ils exigent des paiements d’avance. Du train dont ça va, nous serons par terre dans trois mois.

— Que voulez-vous y faire ? Nous travaillons comme par le passé. Pour moi j’en fais plus encore qu’auparavant. Vous-même, ma mère…

— Il ne s’agit pas de savoir si nous travaillons beaucoup, mais bien de déterminer si nous travaillons utilement. Nous venons de recevoir un choc. Notre réputation commerciale est compromise. Il faut la relever à tout prix.

— Quoi faire ?

— Nous avons de l’argent disponible, dépensons-le. Faisons de la réclame. Baissons nos prix. Concurrençons nos collègues. Marchons à caisse ouverte pendant le temps qu’il faudra pour rattraper les affaires, pour les augmenter, et surtout faisons dire partout, dans les journaux, dans le monde, que nous avons été victimes de la mauvaise chance, que nous ne sommes pour rien, absolument pour rien dans la mort de Didier, et que la maison Granjeard, loin de diminuer, augmente, qu’elle crée des succursales partout. Qu’est-ce que tu veux, inventons n’importe quoi, faisons quelque chose pour qu’on parle de nous.

La porte s’ouvrit. Robert entra :

— C’est réglé ? demanda sa mère.

— Oui, j’ai remis les fonds à Landry, il s’occupe avec l’employé du chemin de fer qui accompagne le camionneur de faire régulariser la facture.

— Bien, Écoute, Robert, ton frère et moi, nous venons de prendre une grande décision, en ce qui concerne notre association. Il est bon que tu sois au courant.

— Un instant Nous causerons plus tard. En rentrant ici j’ai rencontré quelqu’un qui venait nous voir et que j’ai dû faire entrer dans le petit salon où il attend en ce moment.

— Qui ?

— Juve, l’inspecteur de la Sûreté.

M me Granjeard devint toute pâle.

— Encore cet homme, fit-elle, qu’est-ce qu’il peut bien nous vouloir ?

— Je me demande quel parti pris vous avez contre ce policier. Certes il a été rude avec nous, brutal lorsqu’il nous a fait arrêter, mais il a été aussi ardent ensuite, à faciliter notre liberté lorsqu’il a reconnu notre innocence, dit Robert.

Étouffant un soupir, cependant que son fils Paul se mordait les lèvres, M me Granjeard précéda ses deux enfants dans le salon où Juve attendait, en effet.

Le policier s’inclina gravement :

— Je vous présente mes hommages, Madame, fit-il.

Puis, il inclinait légèrement la tête dans la direction des hommes, et sans préambule entra dans le vif du sujet :

— Je suis venu vous voir, dit-il, parce que ça va mal, je pressens des ennuis. Voici, dit-il, la situation. M. Mourier, le juge d’instruction chargé de l’affaire que vous savez, a découvert quelque chose de très embêtant…

— Parlez, je vous en prie, supplia M me Granjeard.

— Mais oui, monsieur, insista Robert, allez.

— Eh bien, reprit Juve, le magistrat s’est aperçu que le testament grâce auquel vous avez été libérés les uns et les autres n’a pas été rédigé par Didier. C’est un faux.

Les trois Granjeard n’osaient se regarder. Ils se sentaient coupables de n’avoir pas avoué, la première fois que le juge instructeur leur avait montré le document, qu’il n’émanait pas de la victime. Ils le savaient, ils s’étaient tus.