— Vous comprenez bien, expliquait Juve, que tout peut être remis en cause, que tout peut recommencer.
Accablée, M me Granjeard se tamponnait les yeux avec son mouchoir, Paul s’était laissé choir sur un fauteuil, la tête entre les mains.
— Où en est-on ? demanda Robert.
Le policier reconnut que, depuis une semaine, l’instruction n’avait pas fait un pas.
— Monsieur Juve, il y a une certaine piste dont nul n’a parlé et que la justice paraît avoir complètement abandonnée.
— Laquelle, monsieur ?
—Celle, dit Robert Granjeard, du chariot, du fameux chariot sur lequel on a transporté le cadavre si horriblement mutilé de mon malheureux frère et dont les dimensions de roues coïncidaient avec celles d’un chariot d’infirme habitant près de la rue de la Chapelle.
Juve l’interrompit :
— D’où tenez-vous cette histoire-là ?
— Mon contremaître Landry me l’a racontée, il la tenait lui-même de son fils, Riquet, un de mes apprentis.
— Tout ce que vous venez de me raconter, monsieur, est exact. J’avais précisément l’intention de vous parler de cette piste très intéressante, plus intéressante même peut-être que vous ne pouvez vous l’imaginer. Ce mendiant est assurément suspect, cet infirme qui ne l’est pas. De là à conclure qu’il est coupable… Des preuves sont nécessaires, je ne vois pas trop comment…
— Ce mendiant, monsieur Juve, habite impasse Urbain, dans un logement voisin de celui qui est occupé par cette jeune fille, Blanche Perrier, la maîtresse de mon malheureux frère. Par elle, ne pourrait-on pas avoir des renseignements ?
— J’allais vous le proposer, fit Juve. Vous avez là une excellente idée. Mais voir Blanche Perrier ? Nous irons peut-être à l’encontre de nos intérêts et je dis nos, car, avec votre autorisation, votre cause devient la mienne, si vous le voulez bien ?
— Merci.
— D’abord, Blanche Perrier a disparu. Il est vrai que je pourrai la retrouver, je sais même où elle est. Un instant, j’ai eu l’idée de vous l’amener ici, je ne l’ai pas fait.
— Pourquoi ? demanda Robert.
— Eh bien, s’écria Juve. C’est facile à comprendre, après tout, cette femme ne peut être que votre ennemie. D’autre part, elle est d’accord avec le mendiant et même, si la culpabilité de ce dernier nous apparaissait évidente, il est bien certain qu’à eux deux, ils s’arrangeront certainement pour se trouver un alibi.
Le visage de Robert exprimait la désolation :
— C’est vrai, que pourrait-on bien faire ?
Juve poursuivait :
— Les déclarations de Blanche Perrier seraient dangereuses pour nous. C’est bien évident. Plus j’y réfléchis, plus j’en acquiers la conviction. Au lieu de la faire interroger, au lieu de la ramener de notre côté, il serait préférable qu’elle disparaisse. Blanche Perrier écartée, la compromission du mendiant sera certaine. Il faudrait expédier Blanche dans un autre monde.
Juve avait prononcé ces dernières paroles d’un ton si énigmatique et d’une voix si basse, que les Granjeard eurent peur un instant d’avoir mal compris. Ils tressaillirent :
— Dans quoi avez-vous dit ? interrogea M me Granjeard.
Juve reprit en souriant :
— J’ai dit dans un autre monde, mais non pas ainsi que vous le pensez peut-être en ce moment, « dans l’autre monde ».
M me Granjeard protestait :
— Mais, monsieur, jamais…
— Malheureusement, c’est difficile. Ces sortes de départs, naturellement, sont difficiles à obtenir.
— Vous voulez dire ?
— Ils coûtent cher. Il faut beaucoup d’argent.
— Et pourquoi donc ? demanda Paul Granjeard, je ne comprends pas.
Son frère Robert se chargea de lui donner des explications :
— C’est très clair, en effet, fit-il, ce que nous propose monsieur Juve.
— Oh, pardon, dit Juve, je ne vous propose rien du tout.
— Mettons que je me sois trompé, recommença Robert, je reprends donc l’idée qui me vient à l’esprit et, pour simplifier la situation, on pourrait peut-être obtenir de cette Blanche Perrier qu’elle s’en aille, qu’elle quitte la France, à seule fin que son témoignage, jusqu’à présent intéressé à notre perte ne puisse pas venir nous gêner dans l’œuvre d’éclaircissement, le démasquage des coupables que nous poursuivons, étant naturellement bien entendu que nous croyons fermement que le mendiant infirme est au nombre des auteurs du crime et que la présence de Blanche Perrier lui permettrait peut-être de se disculper.
— C’est cela même, déclara Juve, et vous avez bien saisi la situation.
— Dès lors, poursuivit Robert, nous n’avons pas à nous gêner entre nous : qu’est-ce que vous pensez que ça coûterait de faire disparaître cette personne ? de l’envoyer loin, très loin ?
— Hum, dit le policier, je ne sais pas, il faudrait voir. C’est une situation à assurer. Il y a des gens à subventionner pour obtenir leur silence. Mais c’est cher. Voyons, disposeriez-vous de deux cents à trois cent mille francs ?
— Deux à trois cent mille francs, mais c’est une somme énorme, Monsieur Juve, voyons, ne vous chargeriez-vous pas de la chose à moins cher ?
— Pardon, Monsieur, mais je crois que vous cherchez à négocier avec moi. Vous faites erreur et je vous interromps tout de suite. Je ne viens pas vous proposer un marché, vous offrir une affaire. Vous m’avez demandé un avis, je vous donne un conseil et voilà tout.
— Excusez-moi, dit Robert, je suis maladroit dans ma façon de procéder. Je voulais vous demander si, étant donné le grand intérêt que vous nous portez, le désir que vous avez, comme nous, de voir triompher la vérité, vous consentiriez à être notre intermédiaire auprès des personnes susceptibles de décider Blanche Perrier à disparaître pour un temps assez long, de façon qu’elle ne vienne point entraver par de fausses déclarations l’action de la justice qui, dès lors, sur votre initiative, s’orienterait très catégoriquement sur la piste du mendiant.
— Ceci est tout différent, répliqua Juve et, dès lors, vous pouvez être assuré que mon concours vous est acquis, le cas échéant. Je vous répète toutefois qu’il est parfaitement inutile de rien entreprendre avant d’avoir une somme liquide de deux à trois cent mille francs.
— Nous vous la donnerons, cette somme, déclara Robert.
— Pardon, fit M me Granjeard, mais il me semble, mon cher enfant, que tu prends des décisions bien importantes sans m’en avoir référé.
— Vous refuseriez, Madame ? demanda le policier.
Paul Granjeard intervint :
— Ma mère, Monsieur, fit-il, n’a pas dit cela, mais il s’agit d’une grosse somme et, nous autres, commerçants, nous n’avons l’habitude de ne nous engager que lorsque nous sommes certains de pouvoir tenir.
— Je le comprends, fit Juve, alors, je n’insiste pas… il sera toujours temps de prendre une décision.
— Ma décision est toute prise, Monsieur, dit M me Granjeard, quoi qu’il advienne, je ne sortirai pas un sou. Je suis sûre que telle aussi est l’opinion de mon fils, du moins de mon fils Paul.
La veuve du marchand de fer se tournait vers son aîné :
— Qu’en penses-tu ?
— Après tout, ma mère a raison, monsieur, et d’ailleurs où prendrait-on cet argent, nous ne disposons pas des fonds nécessaires.
Robert intervint dans la discussion :
— Je vous assure, dit-il, que l’idée que j’ai émise mérite d’être prise en considération. La question d’argent n’existe pas. D’autant que depuis la mort de notre malheureux père nous avons, mon frère et vous aussi, ma mère, chacun une somme de cinq cent mille francs liquide.
Sa mère, sèchement, lui avait coupé la parole :
— Il suffit, Robert, ne parlons plus de cela.
Juve s’était levé, il salua respectueusement M me Granjeard, tendit la main à ses deux fils :
— Vous aurez, murmura-t-il énigmatiquement, peut-être l’occasion de revenir bientôt sur votre décision. Souvenez-vous qu’à l’heure actuelle, M. Mourier, juge d’instruction, vous considère comme très suspects, eu égard au faux testament de Didier dont vous n’avez pas révélé le caractère apocryphe. L’opinion publique vous accuse et d’autre part, on s’attend que Blanche Perrier fasse un jour, peut-être un jour très prochain, de graves révélations. Retenez bien ce que je vous dis, ce ne sont pas des propos en l’air. Vous savez qui je suis pour le public, pour tout le monde, et vous connaissez mon adresse. Je vous quitte. Au plaisir de vous revoir. Et retenez bien que la personne à redouter c’est Blanche Perrier.