Avant d’y arriver, elle était rejointe par la grosse femme qui, décidément, courait avec une agilité que l’on n’aurait guère soupçonnée chez une personne aussi alourdie par l’âge.
La fuyarde et sa poursuivante se rejoignirent au coin de la rue Pajoux, rue déserte, silencieuse qui précède la rue Mozart.
La vieille, avec un geste d’autorité laissa tomber une lourde main sur l’épaule de la femme qui se sauvait.
Celle-ci se retourna en poussant un cri, mais demeura stupéfaite de s’entendre appeler par son nom :
— Hélène, avait dit d’un ton de parfaite surprise et d’une voix étrangement masculine la mystérieuse grosse femme.
C’était Hélène, en effet, qui se trouvait là. Hélène seule ? non. La jeune fille, en effet, portait le petit Jacques.
Hélène, après être restée interdite un instant, reconnaissait son interlocutrice :
— Ah çà, fit-elle, mais c’est l’épileptique de Saint-Lazare ?
La vieille hocha la tête, sourit énigmatiquement. Hélène tressaillit, murmura :
— De la police, hein ?
— Peut-être, fit la vieille.
La jeune fille pâlit. Était-elle reprise ? Lui allait-il falloir réintégrer de nouveau l’affreuse prison dans laquelle elle avait passé de si longues semaines et dont elle s’était échappée si miraculeusement ?
— Laissez-moi partir, laissez-moi libre.
— À une condition : dites-moi, Hélène, ce qu’est devenu Fandor ?
La fille de Fantômas sursauta :
Par exemple. Elle allait de surprises en surprises et, assurément, la grosse vieille femme qui lui posait une telle question ne devait pas être une policière ordinaire.
Hélène s’efforçait de la reconnaître.
— Où est Fandor ? répéta la vieille.
— Mais il est parti, il s’est sauvé avec nous de la prison dans laquelle nous étions enfermés, de cet abominable couvent. Il est parti avec Blanche, comme nous l’avions décidé. Avant les coups de feu, avant la bataille, ils sont partis tous les deux dans la direction opposée à celle que j’ai prise.
La grosse femme hocha la tête, répliqua nettement :
— Non. Ceux qui ont descendu la rue de l’Assomption, tandis que vous la remontiez, Hélène, ce ne sont ni Blanche Perrier, ni Fandor mais bien le Bedeau et sa maîtresse Fleur-de-Rogue.
— Mais comment savez-vous cela ?
— Parce que je les ai reconnus.
— Mais qui êtes-vous ?
— Peu importe.
— Si Blanche et Fandor ne sont pas sortis c’est qu’ils sont restés dans le parc, sous les arbres, peut-être sont-ils tombés victimes de ceux qui tiraient ?
— Étaient-ils donc avec vous ?
— Je viens de vous le dire, répéta Hélène. Nous étions en train de nous sauver tous les trois. J’avais l’enfant que Fandor avait détaché de l’horrible chaîne qui le maintenait.
— L’enfant ? la chaîne ?
Mais Hélène poursuivait, sentant d’instinct qu’elle pouvait parler devant cette femme, devinant que cette mystérieuse inconnue était sûrement une alliée pour elle et ses amis.
— Au moment, continua-t-elle, où Blanche et moi, qui tenais son enfant, nous approchions de la brèche, Fandor nous a rejoints, puis nous avons entendu des coups de feu, des cris, j’ai passé le mur, derrière un homme et une femme qui se sauvaient, ainsi que je vous l’ai dit et que je prenais encore un instant pour Fandor et Blanche.
— C’étaient le Bedeau et Fleur-de-Rogue.
— Mais alors, hurla Hélène, qui comprenait soudain, Blanche et Fandor ne se sont pas sauvés. Ils sont encore là-bas ? Alors ces coups de feu, ces cris ? Ah, mon Dieu.
La jeune fille porta la main à sa poitrine comme pour y chercher son cœur qui s’arrêtait de battre. Elle voulut courir. Les jambes lui manquaient, et puis n’y avait-il pas le petit Jacques qui, inquiet, pleurnicheur, se suspendait à sa main, la retenait de toutes ses forces ? D’ailleurs, Hélène était seule désormais avec l’enfant sur le trottoir de la rue Pajoux, rue déserte, obscure, silencieuse. À peine avait-elle parlé que la grosse femme avait bondi loin d’elle, se précipitant dans la direction du couvent de l’Assomption.
Plusieurs coups de sifflets avaient retenti alors et de divers endroits des ombres avaient surgi, des silhouettes d’hommes. C’étaient des agents de police qui, dissimulés aux abords de la rue de l’Assomption, accouraient au signal.
Assurément, la grosse vieille femme devait être un chef, car quelques instants après elle franchissait le mur du couvent de l’Assomption, et derrière elle, s’introduisirent dans le parc une demi-douzaine d’hommes de police armés jusqu’aux dents.
Qui donc les dirigeait ? Quel but poursuivaient-ils ?
19 – L’EFFROYABLE ASSASSINAT
Incompréhensible et inexplicable, telle était la situation aux yeux de chacun de ceux qui, à un titre quelconque, en avaient été les acteurs depuis le début de cette nuit extraordinaire où la fuite plus ou moins réussie des prisonniers et de leurs gardiens, s’était compliquée de batailles, poursuites et coups de revolver.
Hélène, qui s’était enfuie avec le petit Jacques, avait appris une chose par l’intermédiaire de la vieille femme épileptique qu’elle soupçonnait d’être un policier : c’était que le couple, parti dans la direction opposée à la sienne, était constitué non point par Fandor et Blanche mais par le Bedeau et sa maîtresse Fleur-de-Rogue.
La jeune fille avait donc été fort alarmée, se demandant ce qu’il était advenu du journaliste et de son amie. Mais elle n’avait pas pu rentrer dans la propriété, et, se conformant au plan adopté avec ses compagnons quelques instants auparavant, elle avait décidé de se rendre au rendez-vous qu’ils s’étaient fixé les uns et les autres, pour se rejoindre après leur évasion.
En réalité, Fandor, au moment où il s’était élancé à la poursuite de l’individu qu’il croyait être Fantômas, avait été brusquement appréhendé, renversé en arrière. Quant à Blanche, terrifiée par le tapage, les cris et les détonations, et croyant suivre Hélène qui emportait son fils, elle s’élançait en courant dans une allée du parc, qu’elle suivait à perdre haleine. L’allée était obscure, étroite, à chaque instant la malheureuse femme se heurtait à un obstacle du chemin, se prenait le pied dans une racine, elle tombait, se meurtrissait les genoux, les mains, mais, ardente à fuir, elle se relevait, courait encore. Au bout de quelques instants. Blanche manqua défaillir, une balle avait sifflé à son oreille. On la poursuivait donc ? Elle étouffa un cri de terreur, pressa encore son allure qui devint une course folle, désordonnée.
Le chemin tourna. Soudain, Blanche s’arrêta net :
— Mon Dieu, cria-t-elle, sur le ton d’un indicible désespoir.
L’infortunée jeune femme, tombait à genoux sur une marche de pierre, la première marche d’un perron qu’elle connaissait bien, d’un perron qui n’était autre que celui qui accédait à l’entrée principale du couvent dans lequel elle était captive depuis quelque temps et dont elle venait d’essayer de s’enfuir.
Blanche se demandait comment il se faisait, qu’après être sortie de cette maison, quelques instants auparavant, elle se retrouvait maintenant à son point de départ, et la malheureuse était si troublée, si désorientée, qu’elle ne se rendait pas compte que, pendant sa course folle, elle avait suivi une allée circulaire qui l’avait effectivement ramenée à son point de départ.
Un pale rayon de lune éclairait le perron, et Blanche Perrier eut peur d’être remarquée, aperçue, par les mystérieux agresseurs, les terribles meurtriers qui, depuis dix minutes, tiraient des coups de fusil ou de revolver dans l’ombre épaisse du parc.
Alors machinalement, n’osant pas rebrousser chemin, elle regagna la maison dans l’espoir d’y trouver une plus grande sécurité. L’intérieur du couvent semblait désert, des portes étaient ouvertes, les rares meubles laissés dans les pièces après le départ des religieuses avaient été bousculés, renversés. Assurément, dans ces salles, il y avait eu lutte, quelques instants auparavant.