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La sonnerie du téléphone retentit.

— Pourvu, grommela Pioche, que ce ne soit pas le client qui change d’idée ?

Mais à peine le patron du Drapeau avait-il décroché que sa physionomie prit un air réjoui :

— C’est entendu, monsieur et cher client, vous pouvez compter sur moi. Bon, vous ne serez pas dérangé, vous n’aurez qu’à monter directement et demander le 41.

Pioche raccrocha le récepteur, puis, d’une voix vibrante d’enthousiasme, il hurla dans la cage de l’escalier :

— Séraphin. Voilà, patron.

— Séraphin, ça barde aujourd’hui, il faut préparer aussi le 41, pour trois personnes.

Le père Pioche se frotta les mains :

— Ça va, dit-il, décidément les affaires vont de mieux en mieux. Pourvu qu’on ne vienne plus me retenir ce soir de cabinets particuliers, je ne saurais plus où loger mes clients. Si… à la rigueur on pourrait déménager la chambre de Séraphin et la transformer en salon.

***

Vers neuf heures, rasant les murs, marchant d’un pas pressé, un jeune homme, convenablement vêtu, mais qui avait relevé le col de son pardessus et rabaissé son chapeau sur ses yeux, grimpa rapidement le petit escalier qui conduisait au premier étage du Drapeauet pénétra directement dans le cabinet 22. C’était le premier des clients qui avait retenu la pièce. Cinq minutes plus tard, un pas léger. Une jeune femme arrivait, le visage dissimulé derrière une triple voilette. À peine fut-elle en présence du jeune homme qui l’attendait, que l’un et l’autre se rapprochèrent, s’étreignirent les mains chaleureusement :

— Hélène.

— Fandor.

— Merci d’être venue, murmura le jeune homme.

— Que je suis heureuse de vous voir, expliquez-moi.

Fandor lui fit signe de se taire. La porte du cabinet s’était entrebâillée et la tête hirsute de Séraphin apparaissait :

Le domestique tenait à la main un carton sur lequel figurait une liste copieuse de plats mirifiques. Voyant qu’on ne le renvoyait pas, il entra tout à fait dans la pièce et cependant qu’Hélène, lui tournant le dos, se débarrassait de son chapeau et de son voile, Séraphin, s’efforçant d’affecter l’air d’un maître d’hôtel bien stylé, proposa à Fandor un menu de sa composition.

Séraphin prétendit avoir servi autrefois dans les restaurants élégants et comme si la cuisine du père Pioche avait disposé de tout ce qu’il émanerait, Séraphin offrait :

— Un potage bisque pour commencer ? ensuite des écrevisses ou du homard grillé ? puis un petit perdreau, du foie gras avec de la salade ?

Séraphin parlait au hasard et sans crainte, bien convaincu que le client n’accepterait pas. Mais Fandor qui n’écoutait pas, répondit machinalement à toutes les propositions du garçon et celui-ci, dépité lorsqu’il redescendit à la cuisine, annonça au père Pioche la commande qu’il avait reçue ;

— Non, mais tu n’es pas fou, s’écria le gargotier, penses-tu que j’ai tous ces trucs-là et d’abord, je les aurais que je ne les donnerai pas, les clients du Drapeaulorsqu’ils demandent des choses semblables, c’est qu’ils ont bien l’intention de ne pas les payer. Tu vas leur coller du petit salé pour commencer, puis ils prendront le lapin sauté qui est le plat du jour. Apporte-leur une bouteille de bouché à trois francs. Colle-leur ça d’autorité. Tu peux être tranquille. Ils ne rouspéteront pas. Ce sont des amoureux. Ça se voit tout de suite et ils se fichent pas mal du menu.

Dix minutes après, le père Pioche et son garçon s’occupaient activement des clients qui avaient retenu le cabinet 41. Là, il y avait deux hommes et une femme et lorsque cette femme était arrivée, Pioche et Séraphin s’étaient regardés, interdits, stupéfaits. Ils la connaissaient fort bien et c’est ce qui déterminait leur étonnement, car la cliente, ce soir-là, du 41, était une habituée du rez-de-chaussée.

— Dites donc, patron, déclarait Séraphin, à l’oreille de Pioche, je donnerais ma tête à couper que la poule du 41 n’est autre que Fleur-de-Rogue, la pierreuse qui était encore ici il y a trois jours en train de râler pour se faire offrir un verre par des types à la coule du genre Bec-de-Gaz et d’Œil-de-Bœuf ?

— Parbleu, tu penses, je l’ai reconnue. Elle s’est fringuée de son mieux. Même qu’elle a collé des plumes neuves sur son chapeau. Mais elle a un blair qu’elle ne change pas quand elle veut. Elle aura beau essayer de changer sa tournure, on la reconnaîtra à tous les coups.

— Moi, fit Séraphin, lorsqu’elle est arrivée, je n’ai pas eu l’air de savoir qui c’était.

— Hé, je pense bien, il ne manquerait plus que ça ! depuis quand qu’on ferait des indiscrétions ici ? Penses-tu que si Fleur-de-Rogue a voulu monter comme ça en cabinet avec deux types c’est qu’elle a fait un bon chopin.

— D’autant qu’ils ont l’air d’être des gars costauds, quand ils marchent ça résonne, on voit que c’est des gens bien, et qu’ils ont des louis plein leurs poches.

— Faudra saler la note, disait-il, si ces gens-là peuvent raquer. Une fois n’est pas coutume et ça n’arrive pas tous les jours qu’on loue en même temps les deux cabinets.

Fandor et Hélène s’arrêtèrent un instant et prêtèrent l’oreille : on parlait dans la salle voisine et comme ils n’en étaient séparés que par une mince cloison, ils entendaient très nettement tout ce que l’on pouvait dire.

Or, il y avait là des voix dont les deux amoureux reconnaissaient le timbre, et qui, instinctivement, les faisait tressaillir. Brusquement Hélène se rapprocha de Fandor :

— Pourquoi m’avez-vous donné rendez-vous dans ce bouge où je me demande si nous sommes en sécurité ?

— Vous n’avez rien à craindre avec moi. L’endroit est misérable. Mais vous n’ignorez pas comment nous vivons tous les deux. Il est de notre devoir d’être prudents, de ne risquer de nous faire connaître qu’à bon escient et d’éviter les endroits trop connus où on pourrait nous voir. Mais qu’avez-vous ?

— Rien, absolument rien.

Mais le journaliste se rendait parfaitement compte qu’Hélène dissimulait sa pensée. Elle venait d’avoir une émotion et cette émotion avait été déterminée par un éclat de voix qui venait de l’autre côté de la cloison.

Dans cette pièce, le cabinet 41, trois personnages se trouvaient en présence. La seule femme était bien Fleur-de-Rogue, ainsi que l’avait reconnue le gargotier et son acolyte. La farouche pierreuse était assise à côté d’un homme qui n’était autre que son amant, le sinistre Bedeau. Celui-ci paraissait fort ennuyé. Il ne toucha point au lapin sauté que, d’autorité, Séraphin était venu déposer sur la table. Le nez dans son assiette, tête basse, il écoutait en silence les reproches que lui adressait le troisième personnage assis en face de lui.

— C’est vrai, reconnut le Bedeau, lorsque enfin il se décida à parler, c’est vrai que j’ai été bien toquard dans cette affaire-là.

— C’est-à-dire, reprit son interlocuteur, que tu as été lâche, ignoble et capon, désobéissant aussi. Tu as laissé partir Hélène, malgré mes ordres.

— Patron, balbutia le Bedeau, faut pas m’en vouloir. Je ne l’ai pas fait exprès, je ne tenais qu’à une chose, c’était à vous obéir, à surveiller les prisonnières, je n’ai pourtant songé qu’à ça.

Un coup de poing formidable ébranla la table et celui que le Bedeau reconnaissait pour un chef, interrompit en criant :

— Ça n’est pas vrai. Tu as fui, tu as quitté le couvent de l’Assomption sans te préoccuper des gens que je t’avais donnés à garder. Uniquement pour te sauver avec l’argent que tu avais trouvé. Je le sais, n’essaye pas de mentir.

Ce fut Fleur-de-Rogue qui répondit pour le Bedeau :

— Vous avez raison, maître, dit-elle, et autant l’avouer, le Bedeau a été emballé à l’idée qu’il y avait du pèze dans le coffre et il a perdu la boule. Moi-même je suis coupable, j’aurais dû l’empêcher de faire cette bêtise, je l’ai poussé à se débiner mais si on fait des gaffes, on est là pour les réparer. J’ai dit comme ça au Bedeau tout à l’heure : « Le patron nous donne rendez-vous, c’est sûrement que nous allons prendre l’engueulade, eh bien, tant pis. Il faut y aller carrément, et puisqu’on a fait un bon chopin avec le coffre, faut lui dire nettement, part à deux. »