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— Entrez.

C’était une nommée Julie, récemment engagée par les Granjeard et qui, certainement, n’était pas des mieux stylées.

— Madame, commençait la bonne, c’est comme qui dirait un courtier en vins qui voudrait à toute force vous parler.

— Dites que je ne suis pas là.

— Faites excuse. Madame, mais il sait que vous êtes là, je le lui ai dit…

— Vous êtes une sotte. Arrangez-vous pour qu’il s’en aille.

— C’est que, Madame, il a dit comme ça, que je vous prévienne qu’il venait de la part de M. Théodor.

— Il vient de la part de M. Théodor ? Allons, bon, faites-le entrer dans le petit salon.

M me Granjeard, d’abord bien décidée à ne pas recevoir le courtier en vins qui venait l’importuner chez elle, avait brusquement changé d’avis en entendant le nom de M. Théodor.

M. Théodor était, en effet, un oncle éloigné de la famille Granjeard, un oncle célibataire qui possédait une grosse fortune. Ce parent, depuis la mort mystérieuse de Didier Granjeard, n’avait donné aucun signe de vie à ses parents. Plus même, il avait paru terriblement impressionné par les malheurs successifs qui s’étaient abattus sur les Granjeard, et notamment par leur arrestation. Si vraiment il recommandait quelqu’un, ce n’était pas le moment de le froisser en refusant de recevoir son protégé.

M me Granjeard se tourna vers son fils :

— Il n’en fait jamais d’autres, l’oncle Théodor.

Abandonnant son fils à son travail, M me Granjeard se rendit dans le petit salon où le courtier l’attendait. C’était un homme d’une quarantaine d’années, sobrement vêtu, dont la figure intelligente semblait voilée d’un air de défiance perpétuelle. Il se leva à l’entrée de M me Granjeard, s’inclina très bas, puis, sur son invitation, choisit un fauteuil à contre-jour :

— Madame, commença le courtier, je viens vous trouver de la part de M. Théodor, qui m’a assuré que vous voudriez bien écouter avec indulgence les propositions commerciales que j’ai l’intention de vous soumettre.

— Mes caves sont pleines, Monsieur.

— Sans doute, ripostait le courtier, sans doute. Mais je sais que votre défunt mari, le regretté M. Granjeard, avait organisé pour le service de ses ouvriers une sorte de magasin où ses hommes pouvaient acheter à des prix défiant toute concurrence, les produits nécessaires à leur ménage.

— Vous voulez parler de la cantine de l’usine ?

— Oui, Madame. M. Granjeard, je crois, s’occupait lui-même d’acheter les approvisionnements et les revendait à perte à ses ouvriers, ce qui était une manière délicate de leur faire du bien. Dans ces conditions, Madame…

— Mon mari faisait comme bon lui semblait, Monsieur. Depuis sa mort, moi et mes fils, qui sont mes associés, nous faisons comme bon nous semble. Mes approvisionnements pour la cantine ont donc changé de nature. Mon mari agissait par philanthropie, je prétends agir là comme ailleurs, en commerçante. Je n’ai donc nullement l’intention de vendre du vin à perte, au contraire. Quelles sont vos qualités ? Quels sont vos prix ? C’est sur ces bases, que peut-être, nous pouvons arriver à nous entendre.

— Madame, je suis heureux que vous arriviez, en effet, à parler prix et catalogue. Voulez-vous jeter un coup d’œil sur ceci ?

Le courtier tendait à M me Granjeard un prospectus, que celle-ci commençait à examiner. Quel était ce courtier ?

Il s’était recommandé, à vrai dire, du nom de l’oncle Théodor, mais il n’avait apporté à l’appui de cette recommandation aucune pièce, aucune lettre.

Lorsque le courtier, en effet, avait sonné à la grille, et avait été reçu par Julie, puis introduit dans la maison, un homme qui prenait grand-garde de n’être point aperçu, s’était mystérieusement glissée dans le jardin entourant la demeure particulière des Granjeard.

Il était vêtu d’un pardessus de couleur sombre, coiffé d’un chapeau mou enfoncé très avant sur son crâne, il suivait les murailles du jardin, courbé en deux, évitant les endroits découverts, marchant de préférence dans les plates-bandes, entre les massifs des lilas même.

Et, au moment même où M me Granjeard commençait à causer avec le courtier, dans le petit salon, l’individu s’étant assuré que nul ne l’épiait, gravit rapidement les marches du perron, s’introduisit avec une rapidité et une audace extrêmes, dans le vestibule de la maison.

Si le personnage du courtier était mystérieux et énigmatique, l’homme qui pénétrait ainsi chez les Granjeard devait avoir de puissantes raisons pour désirer n’être pas vu, pour désirer surtout réussir une certaine opération.

Parvenu dans le vestibule, marchant avec une habileté extrême, sans faire le moindre bruit, l’inconnu examina au portemanteau installé dans l’entrée, des pardessus d’hommes, les pardessus des fils Granjeard, qu’il repoussait l’un après l’autre.

Au portemanteau, accroché par une manche, il avisa un dernier paletot qu’il retournait en tous sens, avec un sourire de satisfaction :

— Cette fois, je ne me trompe pas, murmurait-il, voilà bien le vêtement de ce damné courtier. Hé, hé, j’imagine que nous allons nous amuser.

Mais au moment même l’homme pâlit. Un pas avait retenti dans le couloir voisin, dans lai direction du vestibule.

— Bigre, murmura l’homme, vais-je me faire prendre sottement ici ?

Il s’enfonça, immobile, dans une encoignure de porte, retenant sa respiration. Le vestibule, par bonheur, était sombre, M me Granjeard, en femme économe, n’y laissait jamais allumer l’électricité, même à la tombée de la nuit, et Julie traversa dans son entier la pièce sans se douter que quelqu’un y était caché.

La bonne avait à peine disparu que l’homme sortait de l’ombre.

Il revint vers le pardessus accroché au porte-parapluie, il fouilla, eut l’air de rire, haussa les épaules, puis, furtif, sans faire le moindre bruit, il sortit de la maison, regagna le jardin, se perdit dans la nuit.

Ce mystérieux visiteur avait été véritablement bien inspiré en ne s’attardant pas davantage dans le vestibule de l’usine Granjeard. Il était à peine sorti, en effet, que la porte du petit salon s’ouvrit, le courtier en vins était reconduit par M me Granjeard en personne.

— C’est entendu, Monsieur, déclarait cette personne revêche, vous allez examiner avec les propriétaires à quel prix vous pourrez me fournir ces pièces de vin dans les quantités que je vous indique. Écrivez-moi alors, nous verrons si nous pouvons nous entendre.

Au porte-parapluie le courtier reprit son paletot. Il salua une dernière fois la directrice de l’usine.

— Il me reste, Madame, à vous remercier de votre bienveillant accueil. J’espère, en effet, que nous arriverons facilement à nous entendre.

Dehors, la porte de l’hôtel refermée, le courtier se frotta les mains.

— Évidemment, murmurait-il, évidemment, je n’ai rien appris de bien sensationnel au cours de ma visite, toutefois, si je ne me trompe pas, je peux tenir pour assuré que M me Granjeard est, avant tout, une femme intéressée avec qui il ne faudrait pas badiner en matière d’argent. Hé, hé, le renseignement a son importance.

Tout en songeant, le courtier s’orientait dans Saint-Denis, retrouvait la ligne des tramways qui rentrent dans Paris, grimpait dans une voiture. Il était décidément fort occupé, car il ne remarqua même pas l’attention avec laquelle un jeune garçon montait derrière lui en voiture, et venu s’asseoir à ses côtés, le dévisageait.

— Cette M me Granjeard, pensait le courtier, elle n’a d’autre souci que de faire fortune. Elle parle de son mari mort sans la moindre émotion. À trois reprises j’ai prononcé le nom de ce malheureux Didier, et je ne l’ai même pas vue tressaillir. Allons, jolie nature encore.

Le tramway, rapide, car les tramways de pénétration ont l’avantage d’aller beaucoup plus vite que les tramways circulant dans Paris, venait de franchir la barrière quand le courtier, soupirant profondément, releva la tête, chercha à s’orienter.