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— Ma mère ! s’écria Didier.

— Tais-toi ! ordonna la veuve Granjeard, qui, se tournant vers Landry, abasourdi par cet ordre inattendu, ordonna :

— Allez, je n’ai plus rien à vous dire.

Cependant que Paul approuvait sa mère, Robert prenait à part Didier et, d’un ton doucereux, il engageait Didier à ne pas faire d’esclandre :

— Il ne faut pas heurter notre mère, disait-il, les choses s’arrangeront. Après tout, si cette ouvrière est une brave femme, on pourra lui donner un petit secours, payer les mois de nourrice de son enfant.

Didier ne voulut rien entendre, il revint à la charge au contraire :

— Ma mère, dites-moi une dernière fois : voulez-vous me permettre d’agir en homme d’honneur, me laisser faire mon devoir ? Je dois régulariser ma situation, épouser ma maîtresse, donner un nom à notre enfant, puis je disparaîtrai d’entre vous, je ne serai rien dans vos affaires, pour lesquelles je n’ai, d’ailleurs, aucune disposition. Ma mère, ne m’empêchez pas de remplir mon devoir.

— Imbécile, cria M me Granjeard au comble de l’exaspération, tu ne te rends donc pas compte des stupidités que tu dis, ne pas t’associer à tes frères, vouloir retirer de l’argent de l’usine, mais c’est nuire à la maison, c’est faire du tort à tout le monde, jamais, jamais, entends-tu bien, je ne te donnerai un sou, j’aimerai mieux mourir sur place à l’instant même que de modifier ma décision.

— Hélas, ma mère, lui répondit son fils, d’une voix qui tremblait d’émotion et dont le timbre net exprimait la ferme résolution, serai-je donc obligé de demander justice aux tribunaux et de plaider contre vous ? Ne m’y contraignez pas, je vous en supplie.

— Si tu m’attaques, Didier, tu trouveras à qui répondre, je te prie de me croire ! Tu veux me demander des comptes ? ah, tu veux exiger de l’argent, sous prétexte que tu es majeur, c’est peut-être ton droit de procéder de la sorte, mais le mien est de me défendre et de sauvegarder les intérêts de tes frères. N’aie pas peur, je connais la Loi et si tu veux détruire notre entente et ruiner nos projets je saurai bien m’arranger, pour que tu ne puisses rien nous prendre. Il y a une chose à laquelle tu ne songes pas, Didier, c’est que je puis demander ton interdiction aux tribunaux, tu peux être certain que je n’y manquerai pas. En voilà assez, débrouille-toi comme tu voudras, je ne veux plus que l’on me parle de ces sottes histoires. Au travail. Nous avons perdu deux heures, les affaires vont en souffrir.

Dociles et fort heureux de n’avoir plus à intervenir dans cette discussion pénible. Paul et Robert s’éclipsèrent, retournèrent à leurs bureaux respectifs cependant que Didier ne gagnait pas les ateliers. Il prit son chapeau et, après avoir salué sa mère, quitta la maison, gagna la rue, sans avoir prononcé un mot.

M me Granjeard, perplexe, le regarda partir. Nerveusement, elle haussa les épaules, serra les dents, puis, soudain, incapable de rester sans agir, elle rappela ses deux fils :

— Paul ! Robert !

Les jeunes gens accoururent auprès de leur mère :

— Que va-t-il faire ? Croyez-vous que Didier ait réellement l’intention de retirer sa part de votre association ?

Paul hocha la tête affirmativement, Robert esquissa un geste vague :

— Eh bien, grommela M me Granjeard, ça nous met dans de beaux draps ! Ah, l’imbécile, l’imbécile. Dire que sans lui tout s’arrangeait si bien. Jamais dans une famille, on avait vu un accord pareil à celui qui nous unit et qui fait notre force.

Mais, soudain, M me Granjeard s’arrêta, son visage prit une expression de triomphe :

— N’ayez crainte, mes fils, déclara-t-elle, ce n’est pas parce qu’une brebis galeuse se glisse dans un troupeau que celui-ci doit être sacrifié. Si l’un de nous manque à son devoir, qu’il disparaisse et laisse la place aux autres, Didier veut s’en aller, qu’il s’en aille, nous, serrons les rangs.

3 – AMANT ET MAÎTRESSE

Huit heures du matin, le facteur frappe à la porte de la loge :

— Quoi qu’il y a ? fit une voix.

— C’est le courrier, madame la concierge, un journal pour le bijoutier du premier et une lettre pour une locataire.

— C’est bon, fit la même voix qui provenait de l’intérieur de la loge, attendez une minute, j’arrive.

Le facteur patienta quelques secondes au bout desquelles la porte vitrée donnant sur un couloir étroit et sombre, s’entrebâilla. Le gros bras nu d’une vieille femme à sa toilette s’allongea pour prendre le maigre courrier que tendait le facteur. Puis, en gens habitués à se voir chaque matin, ils échangèrent quelques paroles :

— Mauvais temps pour cette saison.

— Oui, l’hiver n’arrête pas et le soleil se fait rare.

Les deux interlocuteurs avaient peine à s’entendre car, de la rue voisine, s’élevait le vacarme assourdissant de mioches pour lesquels l’heure d’entrer à l’école n’avait pas encore sonné.

— Quelle racaille, dans ce quartier, grommela le facteur, dans votre impasse, c’est pire qu’à l’auberge du tohu-bohu.

— C’est pas une raison, monsieur, dit la concierge, parce que vous avez été habitué à un quartier élégant, que vous avez été en service aux Batignolles, pour salir l’impasse Urbain. Le quartier de la Chapelle n’est, bien sûr, pas de grand luxe, mais on y trouve de braves gens et si les enfants y font du bruit, ça prouve qu’ils ont de bons poumons.

— Oh, ça n’est pas pour critiquer, je disais cela comme j’aurais dit autre chose.

L’homme, d’ailleurs, referma son sac, et, saluant de la main, quitta le couloir. La concierge, sans la moindre vergogne, fit glisser le journal hors de la bande qui le maintenait :

— Le bijoutier, murmura-t-elle, n’en a pas besoin avant midi, j’ai bien le temps de le lire, avant lui.

Et, tout de suite, sans s’inquiéter des nouvelles de la première page, elle courut au feuilleton qu’elle suivait avidement. Cependant, son attention était distraite par la lettre qui lui avait été remise pour une de ses locataires. Elle épela lentement :

«  Mademoiselle Blanche Perrier… » Oui, c’est bien cela, six étages à m’envoyer tout à l’heure, elle n’est pas descendue ce matin pour aller à son travail cette petite. Son gosse serait-il malade ? Non, c’est plutôt qu’il y a du chômage à son atelier.

La brave femme tournait et retournait en tous sens l’enveloppe, cherchant même à voir au travers pour s’efforcer de savoir qui pouvait écrire à Blanche Perrier, car la jeune fille recevait fort peu de lettres.

Soudain, la concierge poussa une exclamation :

— Parbleu, j’y suis, dit-elle, c’est le proprio qui la relance. Oui, je reconnais la couleur des enveloppes et la façon de coller le timbre. Sûr et certain c’est rapport au terme qu’elle n’a pas fini de payer, pauv’ gamine. Faut-y qu’elle en batte une dèche noire, et c’est-y malheureux que son ami qui a l’air si gentil ne puisse pas lui donner plus d’argent. Il est vrai qu’ils en ont des charges, ces deux amoureux-là, d’autant plus que la mère a pas voulu placer son gosse en nourrice, alors elle est obligée de le mettre à la maternelle, ça fait des frais, des histoires. Les enfants, c’est pas des trucs à avoir quand on n’est pas millionnaire. Probable que si elle ne paye pas ce qu’elle doit dans les quarante-huit heures, on va la foutre à la porte. Eh bien, c’est pas pour les étrennes qu’elle me donne, mais j’en aurai de la peine, car après tout, elle est gentille, cette petite.

Mais une ombre venait de se glisser, rapide et silencieuse dans le couloir de la maison, sans s’arrêter, comme d’usage, devant la loge.

Le balai à la main – car la concierge était une femme prudente – elle bondit hors de son réduit obscur, et d’une voix aigre, cria :

— Qu’est-ce que c’est ? qui c’est qu’on demande ?

— Vous bilez pas la petite mère, on ne vient pas pour vous barboter votre escalier, ni les tapis qui sont absents.

— Ah c’est toi, Riquet ? Sale petite fripouille, qu’est-ce que tu fiches encore par ici ?