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Il était près de sept heures et demie du soir. Il faisait froid. Les vitres de la voiture disparaissaient sous la buée. Le courtier, tout naturellement, se leva à moitié, chercha à distinguer la rue où il se trouvait et, gêné par la buée des vitres, voulut prendre dans sa poche de pardessus sa paire de gants et s’en servir afin de nettoyer le carreau.

Or, à ce moment précis, tandis qu’il fouillait dans sa poche, un cri d’horreur s’échappa des lèvres de tous les voyageurs qui se trouvaient avec lui dans le tramway.

Le courtier avait bien mis la main dans sa poche, il avait bien retiré sa paire de gants, mais sans s’en apercevoir il avait fait tomber encore de sa propre poche quelque chose qui était épouvantable à regarder, qui gisait sur le plancher de la voiture, qui était une longue chevelure, une chevelure de femme, une chevelure à laquelle adhéraient encore des morceaux de chair sanglants.

À la minute, tandis que les voyageurs, pris de panique, hurlaient d’effroi, le courtier se retourna et considéra, lui aussi, le scalpe tombé entre les banquettes. Il ne pâlit pas, l’étrange courtier, mais il poussa un sourd juron.

— Crédibisèque, qu’est-ce que cela veut dire ?

À ce moment, on cria :

— À l’assassin, arrêtez-le, arrêtez-le.

Le courtier, encore mal remis de son propre étonnement, vit autour de lui des poings tendus menaçants, des visages que la colère et le dégoût rendaient furieux.

— Mais sapristi, commença-t-il, qu’est-ce que vous avez donc tous ? Qu’est-ce qui a jeté ça ?

Il se baissa, il ramassa la chevelure, il la considéra l’œil stupéfait. Les vociférations continuaient cependant. On se remit à crier :

— À l’assassin, arrêtez-le, arrêtez-le !

Le courtier pourtant, son premier effroi passé, semblait retrouver un grand sang-froid. D’un geste autoritaire il écarta ceux qui se bousculaient près de lui :

— Conducteur, criait-il, ne laissez descendre personne.

Et, en même temps, se dirigeant vers la sortie de la voiture, à haute voix, l’étrange personne commanda :

— Je vérifierai l’identité de toutes les personnes présentes, par conséquent, inutile de vouloir résister. Que la personne qui a perdu cette chevelure se livre d’elle-même.

C’était là, pour les assistants, des paroles extraordinaires, car chacun était persuadé que le scalp était bel et bien tombé des poches de ce voyageur.

Pourtant, au moment même où il affirmait qu’il vérifierait l’identité de toutes les personnes présentes, une voix s’éleva tranquille, qui répondit :

— Eh bien quoi, faites pas de pétard, puisque je suis fait, j’aime autant le dire tout de suite, c’est moi qui ai laissé tomber ça.

C’était un gosse qui riait, avec une belle quiétude, s’avançant vers le courtier :

— Emmenez-moi, disait-il, c’est moi qui ai perdu le scalp que vous tenez, mais je ne tiens pas à me faire étriper par la foule.

La déclaration du gosse – c’était le gamin qui, depuis Saint-Denis avait dévisagé le courtier – fit stupeur.

Un instant, on se tut. Déjà le courtier avait mis sa main sur l’épaule du gamin, le poussant vers la sortie de la voiture ;

— Suis-moi.

Le conducteur toutefois, barra le passage.

— Qui c’est que vous êtes ? demandait-il, ah, mais ça ne peut pas se passer comme ça, faut chercher les agents.

Pour toute réponse, le courtier prit dans sa poche une sorte de petit carton qu’il plaça sous les yeux de l’employé.

— Inspecteur de police. Faites arrêter, et repartez tout de suite. J’emmène le gamin.

Il tenait en effet par l’épaule solidement le gosse, qui s’était livré de lui-même.

Il le fit descendre et descendit en même temps que lui.

— Repartez, cria l’inspecteur de police au conducteur du tramway.

Et, en même temps, il entraînait brutalement l’enfant. Les deux hommes firent ainsi quelques pas, puis le faux courtier s’arrêta et considérant son prisonnier :

— Ah çà, demanda-t-il, qui diable es-tu ? Et qu’est-ce qui t’a pris de dire que tu avais perdu cette chevelure, quand elle était tombée de ma poche ?

Le gosse lui fit cette réponse extraordinaire :

— M’sieu Juve, vous pourriez bien m’offrir une tasse de café, sauf votre respect, c’est mon heure. Et puis, en prenant un petit noir j’pourrai peut-être bien vous dire des choses intéressantes.

***

Dix minutes plus tard, le policier Juve, – car c’était bien en effet le véritable Juve qui avait joué le rôle de courtier en vins chez M me Granjeard – s’attablait dans un mastroquet de la rue de Maubeuge en face de son jeune prisonnier.

Le policier était abasourdi : il regardait le gamin déguster avec un calme parfait une tasse de café, avec des yeux qu’une stupéfaction profonde arrondissait :

— Ah çà, déclarait Juve, mais me diras-tu, Riquet de malheur, comment…

— C’est rien farce. Alors, M’sieu Juve, vous savez mon nom ?

Juve se mordit les lèvres. Il y avait longtemps qu’il s’occupait de l’affaire Granjeard, longtemps qu’il avait deviné que Riquet était un personnage intéressant à étudier, mais il n’était peut-être pas très habile de sa part d’avoir laissé deviner au gamin qu’il le connaissait parfaitement.

La gaffe était faite pourtant, et il était trop tard pour nier la chose.

— Parfaitement, répondait Juve, je sais que tu t’appelles Riquet, mais toi comment sais-tu que je suis Juve ?

C’était au tour de Riquet d’éclater de rire.

— Quand vous êtes monté dans le tramway, dit-il, je vous ai parfaitement identifié. Tiens, voilà plus de trois ans que, chaque jour, sauf votre respect, M’sieu Juve, je lis dans tous les journaux des aventures où vous avez été mêlé, ça serait tout de même malheureux que je n’aie pas reconnu votre signalement, surtout après vous avoir vu sortir de chez les Granjeard, et puis enfin, depuis plusieurs jours je vous guettais, je voulais être sûr de quelque chose.

Étonné, Juve répétait :

— Tu m’as vu sortir de l’usine ?

— Oui, m’sieu Juve. Même je vous ai filé.

— Tu m’as filé ?

Juve allait de stupéfaction en stupéfaction, son étonnement était si comique que Riquet n’insistait pas.

Il avait l’âme satisfaite d’ailleurs, il se sentait envahi d’une réelle fierté à la pensée qu’il étonnait Juve.

— Écoutez, faisait-il, je vais vous cracher tout mon boniment. Voilà : quand je vous ai vu sortir de chez les Granjeard, je me suis dit : Voilà Juve, le vrai Juve. Bon. Là-dessus, je vous emboîte le pas, vous montez dans le tramway, j’y monte, vous prenez une paire de gants dans votre poche, et vous flanquez par terre un scalp. Naturellement, ça fait du raffut. Hé, hé, que j’me dis, Juve va avoir des embêtements. Là-dessus, pour donner le change, avec un culot pas ordinaire, vous demandez que le coupable se livre. Bon, que j’me dis, voilà une présentation pas banale. Et pour vous rendre service, pour faire vot’ connaissance, tranquillement, je réponds que c’est moi qui ai perdu la chevelure. C’est pas imaginé, hein ?

C’était si bien imaginé que Juve était dans l’admiration.

— Mais enfin, sapristi de sapristi, que sais-tu donc de toute cette affaire ? Quel rôle exact y as-tu joué ? Crois-tu que les Granjeard sont coupables ?

Riquet n’hésitait pas.

— Les Granjeard coupables ? répondit-il, jamais de la vie. Celui qui a fait le coup, c’est le faux Juve, c’est Fantômas, c’est mon ex-ami.

Et Riquet, tranquillement, avec des arguments qu’il lui était facile d’étayer de preuves, fit à Juve le récit de ses aventures personnelles.

Il contait comment il avait fait connaissance avec le faux Juve sur les ruines mêmes de la rue Bonaparte, comment, quelques jours plus tard, il avait reconnu, dans le personnage de Taxi, le célèbre Jérôme Fandor, comment enfin, espionnant le faux Juve, il avait été amené à monter dans l’automobile qui avait conduit Hélène au couvent de l’Assomption. Il dit enfin tout ce qu’il avait appris d’extraordinaire au sujet de ce faux Juve, qui était, qui ne pouvait être que Fantômas.