Que signifiaient donc ces hésitations ? Enfin, tout d’un coup, comme l’on apercevait, par une clairière, la masse sombre que faisait une petite maison à la lisière des bois, Fleur-de-Rogue poussa un cri de satisfaction :
— Ah, cette fois, déclara-t-elle, je m’y reconnais, nous y sommes.
Hélène était toute surprise, elle ne put s’empêcher de déclarer :
— Eh bien, franchement, Fleur-de-Rogue, tu aurais pu t’en apercevoir plus tôt. Voilà près d’une heure que nous errons aux alentours de cette maison sans que tu aies eu l’air de la remarquer, et c’est maintenant seulement que tu te reconnais.
Hélène, à ce moment, était fort occupée à arranger le manteau du petit Jacques qui s’était défait, c’est pourquoi elle ne vit point le coup d’œil narquois et farouche que lui lança sa compagne. Lorsque Hélène la regarda, le visage de la pierreuse avait repris une physionomie calme et souriante. Les deux femmes s’approchèrent de la maison.
— Tante Gertrude, cria à deux ou trois reprises la pierreuse qui, se penchant à l’oreille d’Hélène, lui recommanda avec précipitation :
— Ne fais pas de blague, dit-elle, la vieille ne me connaît pas sous le nom de Fleur-de-Rogue, et c’est Catherine qu’on m’appelle dans la famille.
— C’est entendu, fit Hélène, je ne gafferai pas.
Fleur-de-Rogue cependant, s’époumonait en vain à crier. Nul ne répondait à ses appels, aucun bruit ne se percevait à l’extérieur comme à l’intérieur de la maison, une masure sinistre, délabrée, qui paraissait inhabitée.
— Faut croire, grommela Fleur-de-Rogue, qu’il y aura eu un malentendu, la vieille est peut-être absente.
Très délibérément et comme quelqu’un qui en a l’habitude, Fleur-de-Rogue fouilla dans son corsage et en retira un long trousseau de rossignols et des passe-partout.
— Que comptes-tu faire ? demanda Hélène.
— Parbleu, grommela la maîtresse du Bedeau, je m’en vais ouvrir la lourde, pour que nous puissions entrer dans la tôle. Penses-tu pas que nous allons plumer dehors, par le temps qu’il fait ? C’est qu’on gèle dans ce patelin-là.
Et, de fait, la nuit menaçait d’être froide, une sorte de brume épaisse s’abattait lentement sur la forêt environnante. Avec une remarquable dextérité, Fleur-de-Rogue fit tourner le pêne dans la serrure, poussa la porte, entra dans la maison. Une bouffée d’air tiède, une odeur de moisi saisirent à la gorge les deux voyageuses.
— Nous avons l’air de cambrioleuses, dit Hélène.
Mais Fleur-de-Rogue haussa les épaules :
— Et puis, après, qu’est-ce que cela peut fiche ? répliqua la maîtresse du Bedeau.
La fille de Fantômas réprima un sourire et n’insista plus. En effet, son objection était déplacée, sa compagne en avait vu et fait bien d’autres. Fleur-de-Rogue, après avoir rapidement inventorié du regard la pièce dans laquelle elles se trouvaient fit craquer une allumette, donna de la lumière. C’était une salle basse, pauvrement meublée, d’un vrai mobilier de chaumière, comportant : table en bois massif, quelques chaises de paille, lit composé d’une paillasse et d’un édredon, en face de la grande cheminée, où après coup, on avait installé un fourneau de cuisine. À des ficelles tendues au mur pendaient des bottes d’oignons, des légumes secs, quelques tranches de lard.
En ouvrant un coffre placé non loin de l’âtre, Fleur-de-Rogue y découvrit un morceau de pain bis et quelques bouteilles de vin :
— Bonne affaire, s’écria-t-elle, on ne se couchera pas le ventre vide. Mets le couvert, Hélène, pendant que je m’en vais préparer le rata avec ce qui se trouve ici. Dame. Bien sûr, cela ne vaudra pas les gueuletons que l’on fait à Pantruche lorsqu’on a du foin plein ses bottes.
Hélène ne se fit pas prier. Elle mit un couvert de fortune, récoltant à droite, à gauche, des assiettes ébréchées, des couverts disparates. Les deux jeunes femmes, d’un commun accord, avaient fait dîner d’abord le petit Jacques, puis, l’enfant, qui tombait de sommeil, avait été couché dans le lit au fond de la pièce, où il s’endormit aussitôt.
Hélène et Fleur-de-Rogue, dînèrent ensuite, silencieuses, fatiguées, se renfermant chacune en elle-même et pensant à leurs affaires. Hélène n’était pas autrement ravie de la tournure que prenait ce voyage. Elle se demandait s’il serait raisonnable de laisser le petit Jacques aux mains de cette tante rustaude et campagnarde que lui avait décrite Fleur-de-Rogue comme étant une excellente femme sans doute, mais il était très délicat de se fier aux déclarations de Fleur-de-Rogue. En tout cas, la vieille tante ne semblait pas habiter souvent son domicile, et il apparaissait que, lorsqu’elle le quittait, elle le laissait, sinon dans le plus absolu dénuement, du moins dans le plus parfait désordre. La réalité, en somme, était loin du tableau bucolique et enchanteur qu’en avait fait Fleur-de-Rogue à Hélène.
Hélène était à demi étendue dans un vieux fauteuil presque confortable et y somnolait doucement, lorsqu’elle fut arrachée en sursaut à ses rêveries. Fleur-de-Rogue venait de l’interpeller d’une voix vibrante et toute changée. Elle se tenait au-dessus d’Hélène, le bras levé, un couteau à la main.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria la fille de Fantômas, qui se mit hors de portée de l’arme qui la menaçait.
— Tu m’échappes, mais ça n’est pas pour longtemps, dit Fleur-de-Rogue.
— Ah, çà, qu’est-ce qui te prend ? Es-tu folle ? Que veux-tu me faire ?
— Je veux te crever. Entends-tu bien ? Te crever, car tu n’as jamais mérité autre chose.
Hélène demeurait interdite. Fleur-de-Rogue poursuivait :
— Imbécile, fit-elle, crois-tu donc que je suis venue jusqu’ici, que je t’ai amenée dans ce patelin perdu pour le seul plaisir de t’aider à te débarrasser d’un môme dont je me fiche ? Crois-tu donc que, depuis quarante-huit heures, je te fais bonne figure et je te passe de la pommade pour le simple plaisir de te voir me dire des gentillesses ? Non, non, La Guêpe, tout cela n’existe pas. Voilà plus de deux ans que j’ai mis dans ma tête que j’aurai ta peau et l’heure a sonné. Il y a une justice, sacré bon Dieu, et les vermines de ton espèce, c’est fait pour engraisser les cimetières, pas pour embêter les vivants.
— Mais que me reproches-tu donc ? Que t’ai-je fait, Fleur-de-Rogue ?
— Ce que tu m’as fait ? Tu as besoin de le savoir. Souviens-toi simplement, la Guêpe, que tu as bien mauvaise mémoire, que tu as fait exprès d’oublier.
— D’oublier ? répéta Hélène, de plus en plus interdite, je ne comprends pas.
— Oui, d’oublier que c’est toi qui as détourné de moi mon premier homme, Jean-Marie, et qui l’a fait tomber dans les pattes de ta canaille de père, dont il n’est sorti qu’avec la tête séparée du corps. Tu oublies que c’est grâce à toi et par ta faute que la Bande des Ténébreux a été poissée par la police et que Ribonard, mon deuxième homme, a été assassiné par Fantômas. Tu oublies, la Guêpe, que le Bedeau, mon amant, malgré toi, malgré tout le monde, a failli claquer rapport à ton amant Fandor et que, hier encore, Fandor a voulu l’assassiner. Tu t’imaginais comme ça, grande niaise, que j’allais te laisser faire toutes tes combines sans faire de rouspétance et qu’à tous tes sales coups, j’allais répondre : amen, comme toutes les mignardes qui vont à l’église écouter les boniments du curé. Non, non, ça n’a rien à faire. La Guêpe, je t’ai attirée ici parce que je connaissais la tôle, parce que j’en ai causé depuis longtemps avec le Bedeau, qui ne te porte pas dans son cœur, lui non plus. Il voulait venir te faire ton affaire. J’ai refusé, je lui ai dit que ça me regardait, moi seule, et que moi seule je voulais avoir la joie de te détruire. Ah, malheureuse, tu as coupé dans le pont. Tu as marché dans l’histoire de la tante Gertrude et de sa nièce Catherine, j’en rigole maintenant. Penses-tu qu’elle existe la tante ? Non, la Guêpe, elle n’existe pas plus que la nièce. D’abord, moi, je n’ai pas de famille, on m’a trouvée dans le ruisseau où je barbote depuis ma naissance et j’y barboterai toujours, je m’en vante, seulement, le ruisseau, c’est ton sang maintenant qui va le remplir.