« À ce moment, monsieur, j’espère que nous mettrons la main au collet du maître chanteur.
Le chef de la Sûreté avait compris évidemment que c’était un imposteur qui s’était donné aux Granjeard comme étant Juve. Mais quel était cet imposteur ? c’est ce qu’il s’agissait d’élucider.
Une heure après, Robert Granjeard avait regagné Saint-Denis :
— D’où viens-tu ? lui demanda sa mère.
Le jeune homme ne savait pas mentir, au surplus, l’acte qu’il venait de commettre était pour lui un soulagement. Il éprouva une extrême satisfaction à raconter :
— Je viens, dit-il, d’avoir le courage de faire ce qui devrait être déjà fait depuis quelques jours. J’ai été à la Préfecture de police, j’ai vu M. Havard, directeur de la Sûreté et je lui ai dénoncé son inspecteur Juve comme étant un infâme maître chanteur. J’ai la conviction maintenant que, demain soir, ce policier sera arrêté. Voilà ce que j’ai fait.
— Tu as fait cela ? s’écrièrent ensemble M me Granjeard et son fils Paul.
— Mais, murmura-t-il, je n’ai rien fait qui doit vous paraître si extraordinaire. Ne vous êtes-vous donc pas rendu compte que nous avions affaire à un bandit ? Ne valait-il pas mieux le démasquer que de céder à ses répugnantes suggestions, que d’accepter les louches compromissions qu’il nous propose ?
— Oui, poursuivait Paul, devenu livide, c’était pour nous éviter d’avoir maille à partir avec la justice.
— Hé qu’importe ! s’écria Robert Granjeard, nous pouvons aller le front haut devant le juge, puisque nous sommes innocents.
Énervé, vexé de la restriction étrange qui lui avait été faite par ses parents, Robert Granjeard les quittait brusquement ; il ne comprenait pas leur attitude. C’est qu’en effet, Robert Granjeard ignorait deux choses d’une importance extrême : le jeune homme ne savait pas, que sa mère d’une part, son frère de l’autre, avaient déjà cédé aux exigences du maître chanteur, qu’ils n’avaient obtenu leur libération qu’à prix d’argent, et qu’aussi grâce à la subtilité de Fantômas, se faisant passer pour Juve, le fils était sûr de la culpabilité de sa mère, et la mère avait la conviction que l’un de ses fils était l’assassin du troisième.
26 – UN BRACONNIER
Debout dans le métropolitain, écrasé entre une grosse femme qui portait un volumineux panier rempli de fromages, et une maigre midinette dont les épingles à chapeau menaçaient à chaque secousses de l’éborgner, Jérôme Fandor, résigné à une position intenable, voulant éviter à la fois les pointes acérées de la demoiselle et les camemberts de la dame, se répétait pour la vingtième fois, en maugréant fort, les termes de la lettre, de l’énigmatique lettre reçue le matin même :
Monsieur, lui avait écrit un correspondant, dont la signature était illisible, je vous prie de venir me voir d’urgence aujourd’hui, en tout cas, cet après-midi au plus tard, chez moi, au cinquième à gauche, rue Tardieu, n° 3 ter. J’aurai à vous entretenir des affaires policières qui vous préoccupent en ce moment.
Qui avait écrit cela ? Jérôme Fandor n’en avait pas la moindre idée ou plutôt n’en avait pas la moindre certitude.
L’ignorance du personnage qu’il allait visiter contribuait fort à rendre grognon et maussade l’excellent journaliste.
Suivant sa propre expression, il trouvait que l’invitation reçue était un peu « sévère », un peu « forte de café ».
— Ah ça ! murmurait-il de temps à autre, est-ce qu’on me prend pour un king charles, un épagneul ou un fox-terrier ?… On me siffle, eh ! m’sieu Fandor, par ici ! et il faut que j’accoure, zut ! il manque de tact l’individu qui veut me parler. D’abord, il aurait bien pu se nommer !
Jérôme Fandor, au reçu de la lettre, le matin même avait commencé par froncer les sourcils, se demandant s’il devait se rendre à l’invitation, ou si, au contraire, il n’était pas préférable de la négliger.
— Qui diable me convoque ? s’était demandé le journaliste, qui peut me convoquer de cette façon ?
Il avait en effet remarqué la précision de la lettre, précision qui semblait l’inviter à ne demander aucun renseignement au concierge ; on lui indiquait l’appartement : 5 e à gauche. Évidemment, cela voulait dire quelque chose… mais quoi ?
Fort hésitant, Jérôme Fandor avait d’abord imaginé qu’il pouvait fort bien s’agir d’un piège tendu à sa bonne foi.
— Hé, hé, avait-il pensé, est-ce que, par hasard. Le Bedeau ?… ou quelque individu de son espèce, désirerait m’entretenir en particulier ?… Je n’irai pas rue Tardieu.
Dix minutes plus tard, Jérôme Fandor avait changé d’avis. C’est que, brusquement, il s’était rappelé que, jadis, il n’y avait pas encore bien longtemps, alors qu’il s’occupait déjà des enquêtes relatives à Fantômas qui, à ce moment, se faisait passer pour un apache redoutable : Loupart, dit le Carré, il avait reçu une invitation analogue à celle qu’il retournait en ce moment, et cette invitation lui avait été adressée par Juve, Juve lui-même, qui, ne pouvant pas se nommer, anonymement avait écrit à son ami.
— Nom de Dieu de nom d’un chien, de cent mille Crédibisèque, jura Jérôme Fandor, si véritablement c’était Juve, qui m’écrivait aujourd’hui ? si c’était lui qui désirait me voir ? J’irai rue Tardieu.
Parti de chez lui, bien décidé à se rendre au rendez-vous qu’on lui assignait avec un certain sans-gêne, Jérôme Fandor, dans le métropolitain qui l’emportait aux environs du square d’Anvers, se demandait encore s’il avait véritablement raison de s’exposer à une visite, qui pouvait lui réserver de désagréables surprises.
— Et puis, songeait-il par moment, on n’a pas idée d’aller habiter du Tardieu ? Un quartier perdu qui n’est ni en haut de la Butte Montmartre, ni en bas. Un quartier qui sent le graillon et la pomme de terre frite, un quartier où toutes les boutiques sont occupées par des mastroquets, à moins que ce ne soit par des marchands de chapelets bénis ou d’images pieuses du Sacré-Cœur. Si c’est Juve qui a été percher là, je ne lui cacherai pas ma façon de voir, et spécialement qu’il ne peut y avoir que de vieux bourgeois à l’esprit étroit, ou de jeunes demi-mondaines à prétentions exagérées qui logent en un pareil arrondissement.
Jérôme Fandor, quoi qu’il en eût, descendit à la station d’Anvers, s’orienta aisément, prit la petite rue de Steinkerque, étroite et sale, où d’extraordinaires infirmes le harcelèrent sans répit d’importunes demandes de charité.
Questionnant les passants, interviewant les sergents de ville, le journaliste se fit indiquer la rue Tardieu, le numéro 3 ter, une grande maison, une bâtisse à allures de caserne, où les appartements ne devaient être ni fastueux, ni d’un prix élevé.
— C’est assez dans le genre de Juve se disait Fandor, en inspectant la façade.
Il pénétrait sous une grande voûte, déboucha dans une cour transformée en une sorte de jardin, par une microscopique plate-bande où s’étiolaient des plantes vertes, il monta un escalier tortueux, petit, et pourtant prétentieusement tapissé d’une tenture en maints endroits déchirée.
— De mieux en mieux, pensait Fandor. Ce que je vais lui en dire, des sottises à Juve.
Et Jérôme Fandor, en effet, depuis qu’il avait vu la disposition de la maison dans laquelle il s’introduisait, n’hésitait plus à se persuader qu’il allait se trouver en face de Juve. Ce ne pouvait être que le policier assurément qui l’avait convoqué et d’ailleurs, en dépit de ses allures un peu prétentieuses, l’immeuble était trop bourgeois, trop populeux aussi, pour que l’idée d’un guet-apens, d’un piège tendu par un apache, fût admissible. Au cinquième étage, Jérôme Fandor après avoir soufflé sur une petite banquette volante, mise là pour tenir le rôle des canapés que l’on trouve dans les maisons véritablement « chic », heurtait, ne voulant pas sonner, la porte de l’appartement de gauche.