Juliette Benzoni
L’Exilé
Première partie
La traque
Été 1803
Chapitre premier
L’hiver d’un chevalier de Dieu
L’orage s’éloignait en grondant.
Il avait été violent, court, mais bienfaisant : l’air retrouvait de la fraîcheur. Un de ces orages d’été que l’on reçoit avec soulagement quand la terre desséchée n’a pas bu une seule goutte d’eau pendant des jours, que le soleil tape dur et que la chaleur devient étouffante.
Réfugié avec son cheval sous le surplomb d’un rocher, Guillaume Tremaine regrettait même que la grosse averse n’eût pas duré plus longtemps. L’herbe des pâtures en avait tellement besoin ! Cependant, à regarder le ciel changeant il pensa qu’elle pourrait bien ne pas tarder à reparaître. L’orage devait tourner en ce moment autour du signal d’Écouves qui est avec le mont des Avaloirs, comme chacun sait, l’un des deux sommets des pays de l’Ouest. Le roulement sourd semblait revenir sur ses pas… Dans ce cas, il fallait profiter de l’accalmie pour essayer d’atteindre Montrouvres. Pour ce qu’il en savait, le château ne devait plus être bien loin…
Tirant après lui l’étalon noir plutôt rétif – Sahib aimait le vent mais détestait le tonnerre et flairait son retour imminent –, Tremaine fit quelques pas en le menant par la bride, cherchant à s’orienter. La profonde forêt de chênes jetée comme un manteau sur la haute colline, d’où elle coulait jusqu’aux portes d’Alençon, ressemblait à un paysage sous-marin avec ses infinis d’un vert bleuissant. Son silence qui paraissait vieux de plusieurs siècles dégageait cependant une magie, une sérénité où Guillaume eût aimé s’attarder, mais le soir approchait. Il fallait arriver avant la nuit…
Retrouvant le sentier qu’il avait quitté pour s’abriter, le voyageur hésita un instant : la bourrasque semblait avoir brouillé le paysage mais, soudain, l’œil perçant de Guillaume découvrit une vieille croix de chemin. Très certainement celle qu’on lui avait indiquée à Carrouges. En ce cas, il était beaucoup plus près de Montrouvres qu’il ne le croyait.
Posant un pied à l’étrier, Guillaume se hissa un peu plus lourdement qu’autrefois et en grimaçant un brin : sa mauvaise jambe se rappelait de plus en plus souvent à son souvenir quand le temps devenait humide. Cela l’agaça, comme tout ce qui rappelait à sa mémoire le fait qu’il avançait en âge : en septembre prochain il aurait cinquante-trois ans. Aucun réflexe de coquetterie là-dedans : simplement la crainte sourde de perdre sa vitalité, de s’amoindrir, de voir se dégrader peu à peu l’image de lui-même qu’il entendait garder.
Se penchant sur l’encolure, il caressa la robe soyeuse de Sahib, la sentit frémir sous ses doigts : les grognements célestes revenaient vers eux.
— Nous serons à l’abri à temps, mon fils ! Même si notre entrevue se termine mal, le vieux forban ne nous refusera pas un toit, au moins pendant la tempête !
Parvenu à la mince patte-d’oie, Tremaine prit à main gauche vers le plus touffu du hallier, là où les bois étaient serrés comme les brins de laine d’un tapis, mais quelques minutes d’un trot allongé l’en firent sortir. La forêt s’éclaircit soudain. Il y eut une large allée carrossable bien qu’envahie d’herbes hautes, un étang mélancolique aux eaux verdies au bord duquel rêvait une vieille demeure enveloppée de tristesse.
En dépit de la façade qui laissait tomber son crépi par plaques, de certains carreaux manquants aux nobles fenêtres et des armoiries martelées par une fureur imbécile au-dessus d’une porterie médiévale, vestige d’une première bâtisse, le long château conservait la grande mine de quelque roi lépreux vivant ses heures dernières dans un abandon sans faiblesse… Aucune trace de vie ne s’y montrait.
Pourtant, il devait bien y avoir quelqu’un…
— Voici quatre ans passés, il est rentré au pays, avait dit le général Le Veneur lorsque Tremaine était venu en son château de Carrouges lui demander s’il recevait quelques nouvelles de son parent, le bailli de Saint-Sauveur. Le bruit de son retour a couru la région et fait événement.
— Est-il donc si célèbre ?
— Non. Encore que certains de ses exploits au service de la religion ou à celui du roi eussent parfois percé l’épaisseur de nos forêts, mais, avant les troubles, ceux de Montrouvres tenaient un état important, ce qui rendit leurs malheurs plus éclatants. Le marquis est mort de misère en émigration, les autres sur l’échafaud… même le jeune Paul, mon filleul, qui n’avait que quinze ans…
— Toute une famille ? C’est effrayant !…
— Oui. Il ne reste que le bailli. Il était alors à Malte. Quant au château, il a souffert en dépit des efforts de l’intendant qui l’a racheté lorsqu’il a été mis en vente comme bien national. Oh ! pas pour lui, bien sûr ! C’est un brave homme ainsi qu’il y en a beaucoup chez nous. Il ne se serait pas permis de l’habiter : il s’est installé dans la porterie et même il a essayé quelques réparations mais, après l’achat, il n’avait plus guère d’argent. Il y a vécu comme il pouvait. Et puis, en l’an VII…
— Je n’aime pas beaucoup le nouveau calendrier. Je n’ai jamais été capable de m’y retrouver…
Le général Le Veneur sourit. En dépit de son appartenance à la meilleure noblesse normande, il avait servi la République avec d’autant plus de passion qu’il était acquis aux idées des « philosophes » depuis la guerre d’Indépendance américaine. Il avait même, premier de tous, proposé l’abolition des privilèges dès le 20 mars 1789 ! Payé bien mal de son dévouement par une Convention qui semblait décidée à envoyer à l’échafaud ses meilleurs chefs de guerre, il avait tâté de la prison et ne devait son salut qu’à son ancien aide de camp : Lazare Hoche, fils d’un des gardes-chasse de son domaine de Tillières. Tout cela ne modifia aucunement ses idées politiques1.
— Vous êtes comme ceux d’ici, soupira-t-il. Eux non plus n’apprécient pas ces nouveautés. Disons qu’il est revenu en 1798.
— A-t-il pu quelque chose pour sa maison ? Je ne l’ai jamais connu riche…
— C’est un cadet. Il ne l’a jamais été et pas davantage à présent qu’étant le seul il est l’aîné. Je ne sais trop comment il vit. On le dit très amoindri…
— On le dit ? Ne l’avez-vous pas revu ?
— Oh ! non !
— Mais pourquoi ? Il vous est cousin, je crois ?
— En effet, et j’aurais aimé l’aider mais il préférerait accueillir le diable plutôt que moi. Pour ce vieux Maltais entiché de ses rois je ne suis qu’un traître, un rénégat. Il me méprise tellement que je ne suis pas certain qu’il trouve le courage de prier pour moi… De toute façon, il ne veut voir personne…
— Peut-être est-il mort ?
— Cela se saurait. Il ne vit pas absolument seul à Montrouvres. Il y a toujours Morel, l’intendant chien fidèle et puis une femme dont on ne sait ni qui elle est ni d’où elle vient ni même qui des deux a ramené l’autre. Ne me demandez pas non plus à quoi elle ressemble : ceux qui l’ont aperçue avec le bailli à l’arrivée de la diligence de Paris n’ont pas vu son visage voilé. Ils l’ont décrite grande et sans doute vigoureuse, car elle portait presque notre malheureux cousin avec l’aide d’un gamin d’une quinzaine d’années qui est peut-être son fils…
Arrêté à la corne de l’étang, Guillaume rêvait en se remémorant cette conversation toute récente quand un coup de tonnerre le rappela à la réalité. Sahib broncha, hennit furieusement et faillit prendre le mors aux dents mais son maître le maintint avec fermeté.