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Il était étrange de constater, d’ailleurs, à quel point la seule évocation du roi errant plongeait ses anciens fidèles dans une crainte voisine de la terreur. À l'exception du bailli, trop proche de son terme pour s’en soucier, ceux qui étaient encore en vie tenaient de toute évidence à le rester : les temps héroïques étaient loin…

Ce serait peut-être différent avec cette Mme Atkyns dont le courage n’était plus à prouver. À condition, bien sûr, qu’elle ne soit pas retournée en Angleterre. Si elle était seulement en résidence surveillée dans quelque ville de province, Guillaume était bien décidé à s’y rendre. Il y avait là une chance qu’il voulait tenter. S’il échouait encore une fois, il ferait peut-être le voyage d’Auvergne pour interroger Batz.

Pensant que le mieux était d’attendre l’heure du souper pour aller reconnaître les lieux, il usa sa journée en se faisant conduire aux Bains Chinois, boulevard des Italiens où, dans un bâtiment en forme de pagode, on recevait des soins, assez onéreux sans doute, mais bien propres à effacer toute trace de fatigue après un long voyage. Les salles de bains étaient encore rares dans les hôtels même les plus confortables. Ensuite, il fit une visite à Mme Lecoulteux, qui recevait chaque après-midi vers cinq heures autour d’un thé à l’anglaise. Enfin, de retour au Courlande, il congédia sa voiture jusqu’au lendemain, changea de vêtements, patienta jusqu’au crépuscule et sortit du pas paisible d’un homme qui s’en va souper chez un traiteur en vogue. Au coin de la rue de la Concorde – ex-Royale ! –, il arrêta un fiacre et se fit conduire rue de Tournon à l’adresse indiquée par Theodosia.

Il faisait presque nuit quand il arriva. Sur le parcours, on allumait les grosses lanternes à réverbères accrochées au milieu des rues à peu près tous les cinquante mètres, mais beaucoup de fenêtres étaient ouvertes et les lumières des tables familiales apportaient une note de gaieté.

Ayant repéré le n° 5, il fit arrêter sa voiture un peu plus loin, au coin de la rue Saint-Sulpice, paya, rebroussa chemin et considéra un instant la maison en question. C’était un immeuble bourgeois construit au siècle précédent et orné d’assez jolies ferronneries. Un porche sous la voûte duquel brillait un lumignon ouvrait sur une cour étroite vers laquelle Guillaume se dirigea d’un pas ferme dont l’écho fit sortir d’une loge obscure un individu coiffé d’un bonnet de coton et qui devait être le portier.

Connaissant depuis longtemps la manière de se concilier ses pareils, Tremaine mit ostensiblement la main à la poche, geste qui attira le personnage comme une mouche vers un pot de miel.

— Vous cherchez quelque chose, citoyen… euh… je veux dire monsieur2 ?

— Quelqu’un comme vous, justement. Vous êtes là depuis longtemps ?

— Une paire d’années !

— Ce n’est pas beaucoup. Vous ne pourrez peut-être pas me renseigner, dit Tremaine, jouant négligemment avec une de ces belles et récentes pièces d’argent à l’effigie de Bonaparte.

— Essayons toujours ! proposa l’autre, la mine engageante. Je suis là depuis peu mais je suis un enfant du quartier.

— Voici ! Autrefois, une dame de mes amies habitait ici, une dame anglaise, Mme Atkyns. Sauriez-vous me dire si elle y est toujours ou si elle a dû s’éloigner ?

— Elle n’est plus là, hélas ! Une si bonne personne ! Si généreuse et toujours si polie ! Mais, avec cette guerre qui recommence, il a fallu qu’elle parte.

— Et vous ne sauriez pas me dire où elle est ?

Le portier jeta autour de lui des regards circonspects comme s’il s’attendait à voir une armée d’espions surgir des pavés de la rue ou de ceux de la cour et baissa la voix jusqu’au chuchotement :

— Malheureusement, non ! Elle n’a pas voulu me le dire pour ne pas me faire tort si on m’interrogeait. Quand on ne sait pas, on se montre plus convaincant, disait-elle. Mais, il y a dans cette maison quelqu’un qui sait. C’est une de ses amies, et elle habite là, dans la cour, la porte au-dessus du petit perron à deux marches que vous voyez à main gauche. Vous n’avez qu’à frapper et dire que je vous envoie : elle vous répondra sûrement.

— Elle s’appelle comment, cette dame ?

— C’est écrit sur la porte. Vous verrez. Vaut mieux pas prononcer de noms la nuit.

Tremaine ne le fit pas attendre plus longtemps le salaire qu’il escomptait visiblement. La pièce passa de sa main dans celle de l’homme.

— Merci, mon ami !

Il escalada les deux marches. Une lanterne éclairait le vantail brun soigneusement verni sur lequel un écriteau annonçait le « Cabinet de Correspondance de Mademoiselle Lenormand ». Le nom, qui fleurait bon sa province bien-aimée, plut à Tremaine, qui songea un instant à rappeler l’obligeant concierge pour lui demander si cette personne faisait métier d’écrivain public. Celui-ci ayant disparu, il actionna la sonnette placée à main droite.

L’imposante servante en bonnet blanc qui apparut le considéra sévèrement avant de lui annoncer d’un ton bourru qu’à cette heure tardive les êtres sublunaires ne se manifestaient plus, et que leur auguste prêtresse venait de se retirer dans ses appartements. Quant au visiteur, il n’aurait qu’à revenir le lendemain en début d’après-midi s’il ne voulait pas attendre trop longtemps.

Si cet étrange discours surprit celui-ci, il préféra tout de même en remettre l’éclaircissement à plus tard.

— Veuillez prier votre maîtresse d’excuser mon insistance. Je ne m’intéresse pas à quelque correspondance que ce soit. Je souhaite simplement lui parler un instant. Il s’agit d’une amie à elle et c’est le portier qui m’envoie.

— Mmmmm… oui ! Vous vous appelez comment ?

— Tremaine. Si elle porte bien son nom elle me recevra : je viens de Normandie.

— Entrez là !

La domestique poussa devant lui la porte d’un petit salon meublé d’un canapé et de chaises en velours rouge, d’une table ronde en citronnier et de deux pendules, l’une posée sur la cheminée et l’autre accrochée au mur. En désaccord parfait, d’ailleurs. Mais ce n’était pas là le plus bizarre du lieu : c’étaient les gravures et tableaux qui ornaient le papier de tapisserie à motifs antiques. Louis XVI et Charles Ier d’Angleterre, réunis sans doute par l’identité de leur tragique destin, encadraient un énorme sphinx dont les yeux louchaient. Quant à l’Enfant Jésus, il voisinait avec un Mercure ailé à la mine futée, mais le morceau de bravoure de l’endroit était un portrait représentant une femme en robe de velours vert, assise devant une sphère avec, à ses pieds, un chien qui ressemblait furieusement à un lièvre. Sur la table, quelques feuilles imprimées proclamaient que Mlle Lenormand, auteur-libraire, résidait rue de Tournon au faubourg Saint-Germain.