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Guillaume n’eut guère le temps de se perdre en conjectures. Une porte venait de s’ouvrir, livrant passage à la dame du portrait, forte personne d’une trentaine d’années, plutôt courtaude, coiffée de cheveux blond paille qui eussent été jolis, si on ne les avait frisés avec férocité. La figure gardait une fraîcheur campagnarde en dépit d’un début d’enluminure dû au fait que la dame ne buvait certainement pas que de l’eau… En résumé, l’ensemble, emballé de velours vert, était plutôt vulgaire, mais Guillaume n’en salua pas moins avec une parfaite courtoisie, en s’excusant d’oser se présenter à l’heure du souper. Il eut droit, en récompense, à un grand sourire :

— Mon assistante me dit, monsieur, que vous désirez me parler d’une amie ?

— Oui. D’une dame anglaise qui était aussi votre voisine et que j’ai beaucoup connue autrefois. Sauriez-vous me dire où elle se trouve à présent ?

— Voulez-vous que nous passions dans mon cabinet ? Nous y serons plus à l’aise…

Le cabinet en question était, en réalité, la chambre à coucher de Mlle Lenormand, mais le lit était à demi dissimulé par une sorte de paravent où figuraient la lune, le soleil, des étoiles sous lesquelles une femme pensive se tenait armée d’une baguette. De chaque côté d’une table couverte d’un tapis sur lequel on pouvait voir trois jeux de cartes et une boule de cristal, étaient disposés un fauteuil et une chaise.

— Prenez place ! dit la demoiselle en désignant la chaise, tandis qu’elle-même s’installait dans le fauteuil.

Guillaume, qui venait de comprendre à quel genre de correspondance se livrait son hôtesse, s’assit en retenant de son mieux une forte envie de rire.

— Vous dites la bonne aventure ? fit-il avec un sourire qu’il espérait aimable.

— Je suis « la » Prophétesse ! corrigea-t-elle sévèrement. Que vous ne le sachiez pas est à peine croyable ! Tout Paris connaît Mlle Lenormand qui a prédit leur sort tragique et mérité à Danton, Saint-Just et Robespierre. Nombreux sont les grands personnages qui viennent me consulter. La générale Bonaparte est, j’ose le dire, de mes fidèles, et…

— Pardonnez-moi mon ignorance. Je l’ai dit à votre… assistante, je viens du Cotentin.

— À plus forte raison : on me connaît dans mon pays natal. Je suis d’Alençon, mon cher monsieur ! Cette sublime et malheureuse Charlotte de Corday était ma cousine. Mais revenons à votre affaire. Je suppose que vous voulez parler de lady Atkyns, qui est en effet une amie chère.

— C’est bien elle. A-t-elle été assignée à résidence dans quelque ville de province ?

— Pas du tout. Elle est repartie pour l’Angleterre dès le début de la guerre.

— En ce cas, soupira Tremaine, je ne vois pas pourquoi votre portier m’a conseillé de vous déranger. Il aurait aussi bien pu me le dire lui-même.

Il se leva pour partir mais elle tendit vers lui par-dessus la table une main grassouillette, assez blanche cependant.

— Allons ! Ne soyez pas si vif ! Elle est partie, c’est entendu, et en l’annonçant bien haut, mais il est possible qu’elle revienne, ou même qu’elle soit déjà revenue, ajouta la devineresse d’un air mystérieux. C’est une dame qui ne tient pas en place. Même quand elle habitait ici, elle était toujours par les chemins…

L’espoir revenait. Guillaume se rassit.

— Sauriez-vous m’aider à la retrouver ?

— Peut-être…

Avec un bon sourire, Mlle Lenormand prit l’un des paquets de cartes et se mit à les battre :

— Nous allons voir ce qu’en pensent mes esprits. Vous voulez une consultation à quel prix ? Cela va de dix à cent francs.

Tremaine faillit se fâcher. Cette bonne femme ne prétendait tout de même pas le renseigner à l’aide de ses morceaux de carton ? Puis l’idée lui vint que c’était sans doute une façon comme une autre de se faire payer ses services. En ce cas, autant se montrer généreux !

— Cent francs ! annonça-t-il en tirant l’argent de sa bourse.

— À la bonne heure ! Nous allons sûrement faire du bon travail. Prenez ce jeu et coupez de la main gauche !

Guillaume s’exécuta, tandis que la voyante se levait et se dirigeait vers une commode sur laquelle reposait un cabinet à liqueurs où elle remplit deux verres en expliquant :

— Je me sens un peu lasse à cette heure et j’éprouve le besoin de me stimuler. Vous boirez bien un doigt de ce vin d’Espagne ? Il est excellent : c’est Mme Bonaparte qui me l’envoie.

Guillaume pensa que le portrait de la belle Joséphine aurait dû trôner avec les autres génies tutélaires de Mlle Lenormand mais, décidé à tout pour obtenir ce qu’il voulait, il se garda de refuser. Revenue à sa place, celle-ci commença par vider son verre d’un trait, puis étala les cartes qu’elle se mit à scruter avec attention. Son visiteur but à son tour avec un certain plaisir : le vin était bon…

— Vous êtes un homme riche, murmura la devineresse d’une voix différente, et pas seulement en biens ou en or ! Riche en femmes aussi ! Vous les attirez comme la lumière fait des papillons. Donnez-moi votre main gauche !

Elle scruta pendant un moment la paume ouverte de son visiteur, l’ouvrant et la refermant tour à tour sans rien dire. Guillaume, qui commençait à s’ennuyer, bâilla.

— Pour l’instant, je m’intéresse à une seule : celle dont je vous ai parlé.

— Nous y viendrons ! Je vous dirai si vous allez la rencontrer bientôt mais, avant, laissez-moi vous parler un peu de vous-même, car en vérité vous êtes un personnage étonnant. Je vois deux mariages… Un qui est déjà derrière vous et s’est achevé tragiquement…

L’attention flottante de Tremaine se fixa soudain. Comment cette grosse femme pouvait-elle savoir ça ?

— Et l’autre ? s’entendit-il demander.

— Je ne crois pas qu’il soit très proche. Oh ! comme c’est étrange ! Que d’amour, que de passion, que de haine aussi !… Vous avez beaucoup voyagé mais vous voyagerez encore… au loin ! Je vois des dangers… des ennemis puissants… une conspiration. Oh !… je vois la folie.

Ce fut le dernier mot que Tremaine entendit. Pris d’une insurmontable envie de dormir, il s’abattit sur la table, la tête au milieu du jeu étalé.

En bonne professionnelle, Mlle Lenormand considéra un instant la disposition des cartes ainsi modifiée, haussa les épaules puis, s’extrayant à nouveau de son fauteuil, alla pousser une porte donnant sur le vestibule :

— C’est fait, dit-elle. Vous pouvez venir !

Un cahot ramena Guillaume à la conscience. Ouvrant péniblement les yeux, il constata que l’obscurité où il se trouvait était singulièrement remuante. Le bruit du galop des chevaux acheva de le renseigner : il était dans une voiture roulant à grande allure dans la campagne nocturne. Dire qu’il se sentait bien aurait été une contre-vérité absolue : il avait les lèvres sèches, la bouche pâteuse comme après trop boire, les tempes douloureuses, les poignets aussi à cause de la corde qui les serrait, et il respirait péniblement une horrible odeur de vieux tabac refroidi jointe à celle, si caractéristique, des corps mal lavés.

Encore dans les brumes, il voulut se pencher en avant pour regarder par la portière mais les deux hommes qui l’encadraient – et qui sentaient si mauvais – le repoussèrent au fond de la voiture d’un même mouvement dépourvu de douceur :