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— On se tient tranquille ! grogna l’un d’eux.

— Mais qui êtes-vous ?… Qu’est-ce que je fais ici ?… Où m’emmenez-vous ?

— Faut pas poser trop d’questions. C’est mauvais pour la santé.

— Dites-moi au moins où nous allons.

— Vous l’saurez toujours assez tôt et quand on arrivera y aura quelqu’un pour vous répondre.

— Qui ?

— Ça suffit ! grogna l’autre malandrin (ces hommes ne pouvaient être rien d’autre) Taisez-vous si vous ne voulez pas qu’on vous bâillonne !

Le prisonnier se le tint pour dit. Parler lui était pénible, d’ailleurs, car les mots résonnaient douloureusement dans son crâne. Le silence l’aiderait peut-être à se retrouver lui-même pour affronter ce qui l’attendait au bout de cette route inconnue.

On roula encore pendant quelque temps, puis l’un des hommes se pencha pour regarder au-dehors : il abaissa même une vitre pour mieux se repérer.

— Nous ne sommes plus très loin. Tu peux lui mettre le bandeau.

Avant d’être aveuglé, Tremaine eut le temps de voir que l’intérieur de la voiture s’obscurcissait parce qu’elle plongeait dans un épais couloir végétal. Sans doute un bois ou une forêt. Sensible aux odeurs et habitué à celle des grandes étendues sylvestres de son pays, il identifia des résineux mêlés à d’autres espèces persistantes. Il respira ces senteurs avec délices : elles changeaient agréablement des remugles de ses compagnons.

Le voyage tirait en effet à sa fin. Un sol sablé succédait aux ornières de la route. Quelques secondes plus tard, la voiture s’arrêtait.

Les ravisseurs firent descendre Guillaume, le prirent chacun sous un bras et soutinrent sa marche vers ce qui devait être l’intérieur d’une maison où flottait une vague odeur de poulet rôti rappelant désagréablement à Guillaume qu’il n’avait pas soupé. Il y eut d’abord les dalles d’un vestibule, puis les craquements légers d’un parquet plutôt glissant. On assit le prisonnier sur une banquette placée contre un mur, ses deux gardiens restant de chaque côté, et l’on attendit là un laps de temps qui parut interminable. Enfin une porte grinça, et l’on conduisit Guillaume dans une pièce où il eut la satisfaction de sentir un tapis sous ses pieds. Puis un fauteuil sous son séant.

— Le bandeau, passe encore, fit une voix sèche et un peu enrouée, mais pourquoi l’avoir lié, puisqu’il dormait ?

— Ça valait mieux, monsieur. On a eu des ennuis avec le dernier parce qu’on n’avait pas cru devoir le ligoter. Il a failli nous échapper, et celui-ci est encore plus vigoureux.

— Enlevez-moi tout ça !

Rendu à la lumière, Guillaume vit, en face de lui, assis derrière un bureau chargé de papiers, un homme vêtu d’une robe de chambre en velours vert olive, un cache-nez autour du cou et un châle de laine grise brochant sur le tout, ce qui était beaucoup, étant donné la douceur de cette nuit d’août, mais, en dépit de cet accoutrement, le personnage n’avait rien de risible. Le visage en lame de couteau, aux lèvres minces, aux lourdes paupières tombantes, offrait un curieux mélange d’impassibilité et d’intelligence. Le menton, qui reposait sur les plis de l’écharpe tricotée à la main, annonçait l’énergie mais l’expression des yeux, leur couleur même étaient indéchiffrables sous la frange des cheveux plats, d’un blond fortement grisonnant qui collait au front en mèches courtes. Il se dégageait de cet homme à la peau blême une impassibilité sous laquelle on devinait une inflexible volonté. Cependant, il en fallait davantage pour impressionner son visiteur forcé, revenu en pleine possession de lui-même et qui ne voyait aucune raison de ne pas donner libre cours à sa colère :

— Voulez-vous me dire ce que je fais ici et de quel droit ces gens m’ont enlevé ? s’écria-t-il en se dressant sur ses pieds.

— Asseyez-vous, monsieur Tremaine, soupira l’homme d’un ton las. C’est bien votre nom, n’est-ce pas ?

— Vous en savez plus long que moi à cet égard, puisque je ne connais pas le vôtre, grogna l’interpellé.

— Je ne manquerai pas de vous l’apprendre dès que nous aurons éclairci certains de vos agissements.

— Mes agissements, mes agissements ? Qu’ai-je fait de si extraordinaire ? Je suis venu à Paris pour affaires.

— Reste à savoir lesquelles.

— Permettez-moi de vous dire que cela ne vous regarde pas ! Je ne vois, en effet, aucune raison de répondre aux questions d’un personnage en robe de chambre qui, sans le moindre titre, sans la moindre raison, use envers moi de la plus odieuse contrainte sous le prétexte de contrôler mes faits et gestes. Vous n’êtes pas, que je sache, le Premier Consul – vous n’en avez ni l’âge ni la tête ! –, et pas davantage le Grand Juge Régnier qu’il m’est arrivé de croiser. Ou alors vous avez beaucoup changé.

Un éclair de colère filtra entre les paupières mi-closes du personnage.

— Vous ne devriez parler que pour dire des choses pertinentes, monsieur Tremaine. Mais peut-être ne tenez-vous pas à retrouver votre fille ?

Sous son hâle, Guillaume se sentit pâlir. Cet homme à la mine glacée venait de toucher le point sensible. Une idée, à cet instant, lui traversa l’esprit.

— Pour savoir que je la cherche, il faut que vous soyez le diable… ou Joseph Fouché.

Plus il le regardait, plus il en était sûr. Les paroles de Lecoulteux lui revenaient en mémoire : l’ancien ministre entretenait une police à lui ainsi qu’un réseau d’espions étendu partout en France. Les lèvres minces de l’interpellé se plissèrent en ce qui pouvait passer pour un sourire :

— Vous êtes plus intelligent que je ne le pensais, fit-il gracieusement, mais vous me permettrez de préférer la seconde proposition.

— Que savez-vous de moi et des miens ?

— Pas mal de choses ! Vous êtes une personnalité dans votre Cotentin et mes services – enfin, mes anciens services ! – ont toujours eu pour règle de s’intéresser aux gens importants. Alors, voici ! Vous vous appelez Guillaume Tremaine, né le 3 septembre 1750 à Québec. Après la perte de la Nouvelle France, vous êtes revenu avec votre mère à Saint-Vaast-la-Hougue, sa terre natale, où elle a été assassinée. Vous n’avez échappé que de peu à la mort et vous êtes parti pour les Indes d’où vous êtes revenu, il y aura bientôt vingt ans, avec une belle fortune qui vous a permis de construire votre manoir des Treize Vents. Vous avez épousé une jeune femme noble, Agnès de Nerville, veuve du baron d’Oisecourt, et vous en avez deux enfants : Elisabeth, et Adam. Pendant la Révolution, vous vous êtes tenu tranquille. Plus que votre femme qui, convaincue faussement d’avoir voulu tuer Robespierre mais en réalité pour avoir participé au complot destiné à enlever du Temple le Dauphin, a été exécutée le 8 février 1794… ou dirons-nous le 20 pluviôse an II, pour employer ce fichu calendrier qui est toujours en vigueur bien que tant de gens s’y perdent encore ? Si j’avais su à l’époque ce que j’ai appris depuis, vous auriez eu du mal à vous en tirer, car j’ai acquis l’intime conviction qu’au moment où tombait la tête de votre épouse, votre maison abritait l’évadé, sinon je ne vois pas où il aurait pu connaître votre fille. Ce n’étaient encore que des enfants, mais ces attachements-là sont parfois très forts. J’ajoute que, depuis, votre famille s’est agrandie d’un fils bâtard né de vos amours avec lady Astwell et ramené d’Angleterre après la mort de celle-ci. C’est bien ça ?

— Au terme bâtard près ! Personne ne l’accepterait chez nous. Arthur est mon fils, un point c’est tout !

Fouché reposa sur sa table le feuillet dont il venait de lire le contenu.

— Venons-en, s’il vous plaît, à ce qui vous a conduit à Paris et… amené ici…