— J’avais à voir mon banquier.
— Monsieur Lecoulteux du Moley, je sais, et vous êtes descendu à l’hôtel de Courlande. Rien que de très normal. Ce qui l’est moins, c’est ce que vous êtes allé faire ce matin chez le citoyen Cormier, qui n’est pas plus banquier que commerçant ou quoi que ce soit d’autre.
— Je l’avais rencontré autrefois dans des circonstances tragiques. Je désirais le revoir…
— … toutes affaires cessantes ! Est-ce que ce ne serait pas plutôt à cause du contenu de cette lettre ? De même que l’urgent besoin que vous aviez, ce soir, de rencontrer Mme Atkyns, agent royaliste s’il en est, tient tout entier dans cet autre message qui dit, d’ailleurs, à peu près la même chose que le premier.
Dans un tiroir de son bureau, Fouché prit deux papiers identiquement pliés qu’il vint lui-même mettre sous le nez de son prisonnier. Celui-ci n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître les missives dont Morel avait été chargé par le bailli. D’autant qu’avec son sens du panache, et pour qu’il n’y ait aucun doute sur leur provenance dans l’esprit de ses correspondants, le vieil homme n’avait pas hésité à les signer en toutes lettres au risque de se perdre. Le texte, d’ailleurs, était à peu près le même.
« Vous avez eu tort, Monseigneur, de me cacher qu’une jeune fille vous accompagnait dans votre entreprise et plus grand tort encore de l’avoir emmenée dans les conditions que l’on m’apprend. Lorsqu’il s’agit d’écrire l’Histoire, il n’est pas bon de lui donner comme préface le récit d’amours scandaleuses. Pour ma part, je n’aurais jamais accepté de vous aider si j’eusse su qu’Elisabeth T. vous attendait avec vos compagnons à l’auberge d’Alençon, et vous le saviez très bien. Maintenant, je vous demande de pardonner à votre vieux serviteur s’il ose vous parler le langage de la sagesse et de la fermeté et vous dire que vous commencez mal. Renvoyez à son père cette enfant de seize ans dont je connais le courage mais qui n’a que faire dans cette aventure d’hommes ! Renvoyez-la, vous dis-je, avant que son père ne vous retrouve, car sa colère pourrait vous perdre. Il s’est lancé à votre poursuite. Il est ici, ce soir, et bien que je ne lui aie rien dit de votre visite, vous pouvez être certain qu’il n’abandonnera pas. C’est un rude chasseur. Il vous hait, à présent, et il peut être impitoyable. Ne le mésestimez pas plus que cet avis donné par celui qui demeurera jusqu’à son dernier jour votre plus fidèle serviteur et qui prie Dieu de vous avoir en Sa sainte garde. Saint-Sauveur. »
La croix à huit pointes accompagnait la signature sur laquelle Guillaume passa un doigt attendri. Pauvre vieil homme si cruellement atteint dans tout ce qu’il avait de plus cher ! Après la Marine royale qui s’était défaite presque sous ses yeux, après l’Ordre, sacré entre tous, auquel il avait voué sa vie et dont la convoitise des hommes de guerre venait de réduire à rien la puissance naguère souveraine, il lui restait ce prince dans lequel il avait mis ses espérances et qui se révélait triste descendant de Louis XV, le roi couvert de femmes, bien plus que fils du sage Louis XVI. Perclus et quasi réduit à la misère, allait-il, de surcroît, achever sa vie au fond d’une prison ? Guillaume n’éprouvait plus trace du ressentiment emporté de Montrouvres. Il souhaitait à présent protéger le bailli autant qu’il allait lui être possible dans la situation où il se trouvait.
— Puis-je demander comment ces lettres sont venues en votre possession, monsieur le ministre ? Et ne me dites pas que vous ne l’êtes plus : votre puissance, pour être occulte à présent, me paraît intacte.
— Je vous ai déjà dit que vous étiez intelligent. Au surplus, et puisque, d’après ceci, nous sommes du même côté de la barricade, je ne vois aucune raison de ne pas vous répondre.
Fouché toussa, sortit une boîte où il prit deux pilules qu’il avala avec un peu d’eau, puis s’éclaircit la voix :
— Depuis qu’il est consul à vie, que sa puissance s’étend déjà sur d’autres pays environnants et que le pays semble calme, le général Bonaparte est persuadé – certains se sont d’ailleurs appliqués à l’amener à cette conclusion ! – qu’il n’a plus rien à craindre des conspirateurs de tout poil dont il était la cible.
— D’où la suppression de votre charge…
— … jugée sans objet et même offensante pour la majorité des Français. Or, jamais le danger n’a été plus grand, surtout depuis que nous sommes à nouveau en guerre avec l’Angleterre, où Pitt s’empresse de lâcher la bride aux conspirateurs émigrés qu’il a tenus en laisse tant qu’a duré la paix d’Amiens.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit au Premier Consul ?
— Je me suis contenté de lui faire savoir que je jugeais « l’air plein de poignards ». Il a dû penser que je voulais seulement me faire valoir et lui donner des regrets. N’ayant pas reçu de réponse, je n’ai pas insisté, mais j’ai décidé de veiller au grain autant qu’il me serait possible, afin de lui éviter de payer trop cher la sottise qu’on lui a fait commettre… Je tiens à ce qu’il reste en vie, même s’il doit devenir empereur, ce qui est contraire à mes convictions républicaines.
— Et alors ?
— Certains renseignements me sont parvenus d’outre-Manche. Le Foreign Office a donné le vol au plus redoutable des ennemis de Bonaparte… et de mon repos. Georges Cadoudal – un pur héros à sa manière parce qu’il est incorruptible ! – est peut-être déjà en France. Je m’attends tous les jours à apprendre qu’il a débarqué. Aussi ai-je décidé de faire surveiller un certain nombre de personnes dont on pouvait craindre qu’elles ne lui apportent leur aide. Votre ami Cormier est de celles-là. C’est près de chez lui que nous avons pris l’autre soir l’homme qui était chargé de ces deux lettres. Elles m’ont valu la plus grande surprise de ma carrière : je cherchais un agent des Princes mais, je vous l’avoue, j’étais à cent lieues de m’attendre à un retour de l’Enfant du Temple dont la trace est perdue depuis bien longtemps.
— Vous n’avez pas douté de son identité ?
— Pas un instant ! Justement parce qu’il surgit de nulle part, contrairement à deux ou trois autres qui essaient de se faire passer pour lui et dont je n’ignore pas grand-chose. Il y en aura d’autres, d’ailleurs, mais celui-là, je suis certain que c’est le vrai. Et il me le faut !
— Qu’en ferez-vous ?
— Je ne crois pas que ça vous regarde ! Qu’il vous suffise de savoir que nous traquons le même gibier et, dans ce cas, nous pourrions peut-être collaborer ?
Tremaine fronça le sourcil. Le mot lui déplaisait et plus encore l’idée de mettre une main dans celles un peu trop sanglantes de l’ancien responsable des mitraillades de Lyon. Il haïssait Louis-Charles pour ce qu’il avait fait, mais aider ce bourreau lui soulevait le cœur. Il eut cependant assez de sagesse pour ne pas brusquer les choses.
— Je ne vois pas ce que je pourrais vous apporter. Vous avez devant vous mes deux seules chances alors que, grâce à vos multiples renseignements, vous devez en posséder d’autres.
— Aucune en ce qui concerne ce revenant ! Depuis bientôt dix ans, la piste est refroidie. Presque tous ceux qui ont participé à l’enlèvement sont morts ou ont su se refaire une virginité. Sauf peut-être celui-ci ? ajouta-t-il en frappant du doigt sur la croix à huit pointes.
— Et Mme Atkyns ? se hâta d’avancer Tremaine qui ne tenait guère à ce que l’on revienne trop vite au vieux bailli dont il cherchait encore comment il allait pouvoir assumer la défense.
— Oh ! celle-là est bien vivante. Aux dernières nouvelles, elle se trouvait dans son domaine de Ketteringham, dans son pays natal. J’ajoute qu’il y a beau temps qu’elle n’habite plus la rue de Tournon. Les souvenirs de M. de Saint-Sauveur sont un peu anciens.