Le nouveau venu salua en entrant puis se tourna vers Guillaume sans rien dire mais en accentuant le pli moqueur de ses lèvres.
— Je vous présente Victor Guimard, dit Fouché. C’est l’un des plus jeunes mais aussi des meilleurs parmi les agents qui me sont demeurés fidèles. Il va vous ramener à votre hôtel et il sera désormais chargé d’assurer la liaison entre vous et moi. Chaque matin, il flânera dans le grand vestibule de l’hôtel de Courlande. Vous pourrez alors lui remettre tel message que vous jugerez bon. De son côté, il vous donnera les nouvelles susceptibles de vous aider.
— Est-ce que cette rencontre journalière ne finira pas par paraître bizarre ?
— Vous ne serez pas obligé de lui parler si vous n’avez rien à dire. D’autre part, il ne se présentera pas toujours à vous sous l’apparence que vous lui voyez.
— Même déguisé, Monsieur doit être facile à reconnaître, fit Tremaine avec un léger dédain.
— Ah ! vous croyez ? Alors, dites-moi si vous reconnaissez en lui l’un de vos deux compagnons de voyage lorsque vous êtes arrivé ? Vous savez, ces hommes qui puaient tellement le vieux tabac et la crasse.
Aussitôt une voix épaisse, affreusement vulgaire, se fit entendre :
— Faut pas poser trop d’questions ! C’est mauvais pour la santé. – Puis, changeant du tout au tout, la voix, devenue douce et cultivée, reprit :
— Vous ai-je convaincu, Monsieur, ou tenez-vous vraiment à ce que j’aille reprendre ma défroque de tout à l’heure ?
Guillaume ne put s’empêcher de rire.
— Inutile, je suis tout à fait persuadé. Mes félicitations ! Mais si vous vous transformez, à quoi vous reconnaîtrai-je ?
Ce fut l’ancien ministre qui se chargea de la réponse :
— Vous vous apercevrez à l’usage que Victor n’est pas bavard. Les quelques paroles qu’il vient de prononcer représentent un long discours pour lui. Quant au signe, je vous conseille de remarquer ce petit brin de bruyère qu’il porte à sa boutonnière. Il en aura toujours un semblable sur lui et si vous avez de bons yeux… ce que je crois !
Quelques instants plus tard, Guillaume Tremaine, aux premières lueurs de l’aube, quittait, dans un élégant coupé, le petit château des bois où Fouché, qui l’avait acheté pour sa femme l’année précédente, achevait de passer l’été. Ce domaine s’appelait Ferrières et se composait d’une de ces aimables gentilhommières que le XVIIIe siècle avait semées comme autant de fleurs sur la vieille terre de France, et surtout d’un parc forestier superbe, étalé autour d’un grand étang que la lumière naissante faisait miroiter.
Le ciel où s’attardait l’étoile du berger était pur. La journée s’annonçait belle et Guillaume, satisfait au fond de cette entrevue commencée de si inquiétante façon, se sentait soulagé et même rendu à une certaine confiance. L’aide d’un homme tel que Fouché n’était pas à dédaigner. Cependant, il ne se dissimulait pas qu’il aurait à jouer serré s’il arrivait à retrouver la piste des fugitifs car il serait sans doute difficile d’arracher Elisabeth à celui qu’elle aimait. Au fond de lui-même, Guillaume craignait fort que sa fille ne fût de l’étoffe dont on bâtit les héroïnes de roman qui préfèrent la mort avec l’homme aimé à une séparation déchirante.
À présent, Guillaume sentait la fatigue de la nuit l’envahir. Il respirait avec délices l’air frais du matin, mais éprouvait de plus en plus de peine à tenir les yeux ouverts.
— Sommes-nous loin de Paris ? demanda-t-il à son compagnon.
— Six lieues environ… Vous devriez dormir un peu !
Le père d’Elisabeth ne se le fit pas dire deux fois. Il se cala dans son coin, ferma les yeux et tomba aussitôt dans un profond sommeil. Son jeune voisin, pour sa part, écoutait avec un demi-sourire le chant d’une alouette qui montait droit vers le ciel.
1- L’hôtel de Courlande, qui abrita un temps l’ambassade d’Espagne, fut rendu à la famille de Crillon à la Restauration, et y demeura jusqu’à ce qu’en 1907 la Société des magasins du Louvre l’achète pour en faire le plus beau des palaces parisiens : l’actuel hôtel Crillon.
2- L’appellation redevenait habituelle.
Chapitre III
La maison de l’Écossais
Selon la prédiction de Fouché et en dépit de la hâte qui le tenaillait, ce fut seulement dans la première quinzaine de septembre que Guillaume, flanqué de Jean-Jacques Lecoulteux du Moley, franchit l’imposant portail donnant accès au ministère des Relations extérieures, situé alors rue du Bac1.
Jusque-là, il s’était efforcé de tuer le temps aussi intelligemment que possible, peaufinant son image de riche armateur provincial venu à Paris traiter quelques affaires importantes, rencontrer des clients, voir d’anciens amis, sans négliger de se distraire un peu. Le nouvel état de guerre permettait à Lecoulteux de mettre en valeur la situation intéressante de son ami Tremaine, posté à la pointe extrême du Cotentin, face à l’Angleterre, alors que Bonaparte rassemblait des troupes à Boulogne pour tenter de renouveler l’exploit de Guillaume le Conquérant et d’envahir le sol ennemi. Le banquier prônait aussi la qualité des navires de Guillaume, la valeur de ses capitaines, de ses équipages et la confiance que l’on pouvait placer en eux. Comme il l’avait annoncé, Tremaine rencontra le financier Labouchère entre deux tasses de café au Courlande et réussit à traiter, par son entremise, une importante commande de bois du Nord destiné justement à ce camp de Boulogne où Bonaparte faisait mettre en chantier toute une flotte de bateaux plats destinés au transport de ses troupes et au débarquement. Cette affaire l’occupa pendant deux ou trois jours où il ne quitta guère la plume afin de passer des ordres précis à ses employés de Cherbourg. Il s’agissait en effet d’envoyer chercher le précieux bois jusque dans les pays scandinaves.
Grâce à Bougainville qu’il alla surprendre un après-midi au Bureau des Longitudes où siégeait le grand navigateur, il fit aussi la connaissance d’un curieux personnage, un ingénieur américain nommé Robert Fulton qui, deux semaines auparavant, avait fait évoluer sur la Seine un bizarre engin : un bateau armé de deux grandes roues posées sur un essieu, derrière lesquelles était une espèce de grand poêle avec un tuyau formant une petite pompe à feu destinée à mouvoir les roues et le bateau lui-même. Paris s’était beaucoup diverti avec le « grand poêle de M. Fulton », mais n’y avait pas attaché plus d’importance qu’à une nouvelle attraction foraine. Et, malheureusement pour le génie méconnu, Bonaparte s’était montré tout aussi réfractaire.
— Il y a dans toutes les capitales une foule d’aventuriers et d’hommes à projets offrant à tous les souverains de prétendues merveilles qui n’existent que dans leur imagination, déclara-t-il à Monge qui le pressait d’accorder une chance à cette invention. Ce sont autant de charlatans et d’imposteurs : cet Américain est du nombre. Ne m’en parlez pas davantage !…