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— Pour cela, n’ayez aucune inquiétude ! J’en fais mon affaire. Quant à son retour, nous en reparlerons à loisir, mon cher ami, quand vous viendrez souper en petit comité. J’ai quelque influence, ajouta-t-il avec un sourire dont un couple qui approchait reçut la moitié. Voici tout justement mon cher ami, Sir Crawfurd, vieux Parisien s’il en est, et qui nous est revenu depuis peu d’un exil en province.

— Grâce à vous, mon cher ministre, grâce à vous qui m’avez sauvé. Je respire mal loin de Paris.

On avait peine à croire que ce vieil homme, bâti comme un ours et qu’un bon début de calvitie faisait ressembler à Benjamin Franklin, pût respirer mal quelque part si l’on considérait la largeur de sa poitrine d’où sortait une voix rude à l’accent des Hautes Terres. Il formait avec sa femme un couple quelque peu baroque. C’était une Italienne demeurée très belle, en dépit de son embonpoint, grâce surtout à de magnifiques yeux noirs, à des traits délicats et à un teint de camélia. Sa vie tenait du roman : née à Lucques, Anne-Leonora Franchi avait d’abord fait partie d’une troupe de danseurs, dont, à quinze ans, elle épousait le premier sujet. Les voyages de ladite troupe la menèrent du lit du duc de Wurtemberg, dont elle eut deux ou trois enfants, à celui de l’empereur d’Autriche Joseph II puis du chevalier d’Aigremont, un diplomate français ; après quoi, veuve, elle épousa un Irlandais nommé Sullivan qui l’emmena aux Indes. C’est là qu’elle rencontra Crawfurd qui avait fait là-bas, au service de la Compagnie des Indes, une grande fortune. Et quand, en 1780, l’Écossais décida de revenir en France, l’Italienne planta là son Irlandais et suivit son amant en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Italie et finalement à Paris où le couple se fixa. Vite reçus dans la meilleure société, Leonora et Quentin eurent l’honneur d’approcher la reine, à Versailles, grâce à lord Strathavon et surtout à certain Suédois célèbre, le comte Axel de Fersen, le grand amour de Marie-Antoinette, ce qui ne l’empêchait pas d’être l’amant de Leonora.

Dès lors, Mrs Sullivan – elle devait garder ce nom, même après avoir épousé son compagnon, parce que c’était celui sous lequel on la connut au temps de l’héroïsme – se dévoua corps et âme à la reine, participant activement aux préparatifs du malheureux voyage de Varennes, et ne cessant, au risque de se perdre, de donner mille preuves de son dévouement. Quant à l’Écossais, devenu le dévot, plus que l’amoureux, d’une souveraine qu’il vénérait, il ne devait plus jamais quitter cette religion-là. Enfin, et si étrange que cela puisse paraître, Fersen et les Crawfurd finirent par former au sein du danger une sorte de ménage à trois parfaitement admis de leur entourage et dont naquit une profonde amitié.

Mrs Sullivan, avec sa robe d’un rouge éclatant et la masse de ses cheveux noirs couronnés d’un diadème fulgurant, tranchait vigoureusement sur les autres femmes vêtues de blanc ou de noir, mais elle devait y être habituée ; on la sentait tout à fait dans son élément. Sa voix chantante s’éleva joyeusement tandis que son regard s’attachait avec audace à celui de Guillaume :

 Dio mio ! s’écria-t-elle. Enfin un nouveau visage que j’ai envie de connaître ! Présentez-nous donc monsieur, cher ami !

— J’allais le faire, chère Leonora. Votre hâte flatteuse me prend de vitesse. Qu’en dites-vous, monsieur Tremaine ?

— Que je suis à la fois confus et flatté d’être remarqué par une si belle dame…

— Ainsi donc, j’ai le plaisir de vous présenter, chers amis, M. Guillaume Tremaine, l’un de nos grands armateurs normands qui nous vient du… mais qu’avez vous, Leonora ? Vous sentez-vous incommodée ?

La dame, en effet, venait de pâlir, retirant même, dans un geste instinctif, la main qu’elle offrait avec empressement l’instant précédent. Son mari, dont l’œil de Guillaume notait le rapide froncement de sourcils, vint à son secours.

— Voilà que ce malaise vous reprend, Leonora ? C’est cette température orageuse que nous avons depuis deux jours… Peut-être n’auriez-vous pas dû sortir ?…

Talleyrand s’empressait, offrait son bras pour conduire Mrs Sullivan jusqu’à un fauteuil où elle se laissa aller avec un soupir de soulagement, en assurant qu’un peu de champagne la remettrait tout à fait. Son époux resta en face de Guillaume et des Lecoulteux, auxquels se joignirent plusieurs personnes. Quand il les rejoignit, Talleyrand fut assailli de questions touchant le château que le Premier Consul souhaitait voir acquérir par son ministre des Relations extérieures. Bonaparte voulait, en effet, que celui-ci pût réunir dans une demeure de prestige les étrangers de distinction, comme le duc de Choiseul faisait autrefois à Chanteloup. Tous y mettaient tant d’ardeur que Talleyrand éclata de rire.

— Si je vous entends bien, vous désirez savoir où je vous inviterai un jour à partager avec moi les joies de la campagne ? Alors, soyez rassurés : j’ai trouvé !

Prenant la main de la duchesse de Laval (Mme de Vaudémont, Mme de Jaucourt et elle constituaient un trio d’inséparables), il l’effleura d’un baiser où la galanterie se mêlait à quelque chose de plus intime.

— Alors, dites-nous vite ! Où est-ce ? s’écria la duchesse.

— À Valençay, un fort bel endroit du Berry qui appartient encore à M. le comte de Luçay, mais que je pense acheter un jour prochain. En revenant de notre habituelle saison de bains à Bourbon-l’Archambault, nous avons fait un détour pour nous y arrêter, Mme de Talleyrand et moi. C’est une grande terre étendue sur près de vingt mille hectares et vingt-trois communes. Quant au château, s’il est moins original que Chenonceaux et moins fantastique que Chambord, il est tout aussi imposant. Il offre, en équerre, deux grands corps de logis aux lignes puissantes mais harmonieuses. C’est, à mon sens, une œuvre capitale de la Renaissance française, et nous y aurons une trentaine d’appartements de maîtres. J’ai hâte de vous le montrer.

Guillaume n’écoutait plus. Il regardait Crawfurd et Crawfurd le regardait. Au-delà du petit discours de Talleyrand décrivant sa future demeure estivale, quelque chose passait entre ces deux hommes : un courant ou se mêlaient méfiance et inquiétude d’un côté, ardente curiosité et instinct du chasseur de l’autre. Pour Tremaine, les réactions différentes du couple à l’annonce de son nom étaient significatives : ces gens ne l’entendaient pas pour la première fois ; ils savaient quelque chose. Peut-être même où se cachaient Louis-Charles et Elisabeth.

Soudain l’Écossais tressaillit : le maître de maison s’adressait à lui.

— Ayez donc la bonté, mon cher Crawfurd, d’aller présenter M. Tremaine à Mme de Talleyrand ! Voilà Montrond qui nous arrive et j’ai deux mots à lui dire avant le souper. Présenté par vous, ce nouvel ami sera accueilli favorablement… du moins je l’espère ! ajouta-t-il mezzo voce.

Le mariage de l’ancien évêque d’Autun avec la belle Mme Grand, sa dernière passion, conclu l’année précédente, eût été le scandale du siècle en d’autres temps, mais, selon les mœurs relâchées du Directoire qui avait vu naître leur liaison, on la considérait alors avec une certaine indulgence. Talleyrand n’en était pas à sa première maîtresse. Malheureusement, la liaison dura en dépit du fait que cet homme d’esprit s’était entiché d’une femme passablement sotte. Avec le Consulat, la morale publique reprit du poil de la bête : Bonaparte tenait à la parfaite respectabilité d’un entourage dont il songeait déjà à faire une cour. Talleyrand fut mis en demeure d’épouser sa maîtresse s’il tenait à la garder. Or, même après les débordements de la Révolution, marier un évêque dûment sacré présentait un problème épineux. D’autant qu’à la fin de l’année 1800 s’étaient ouvertes les négociations pour le Concordat qui devait ramener la religion en France et les cloches dans leurs clochers.