— Un palais ?
— Princier. Il appartenait au prince de Monaco. N’exagérons rien, tout de même : ce n’est pas Versailles, mais c’est joli. Que voulez-vous faire ?
— Voir d’abord. Entrer ensuite, si c’est possible.
— Prenez garde ! Les serviteurs mâles sont des espèces d’ours assez bien stylés. Certains sont indiens, et il y a aussi les enfants que le couple a eus ici ou là, chacun de son côté, d’ailleurs. Enfin, il est probable que si le prince est là, il n’est pas tout seul…
— Soyez tranquille ! Je sais me garder. Mon intention est d’entrer par la grande porte. La première fois tout au moins.
— Quel prétexte allez-vous invoquer ?
Le sourire de Tremaine fut un poème d’ironie dédaigneuse :
— Curieuse question pour un homme du monde, mon cher… baron ? À propos, il faudra que vous m’expliquiez ce titre un de ces jours. Lady Crawfurd a eu un léger malaise cette nuit. Il est normal que j’aille prendre de ses nouvelles…
En fait, il avait une autre idée qu’il préféra garder pour lui. Sur un « au revoir » rapide, il rentra chez lui et se coucha pour quelques heures de sommeil indispensables s’il voulait avoir l’esprit clair et mener à bien son plan.
Quelques minutes après dix heures, il pénétrait dans le cabinet de travail de Lecoulteux où celui-ci l’accueillait d’un joyeux :
— J’espère que vous venez me demander à dîner ? Avec ce jeu d’enfer, vous n’avez guère eu le temps de me confier vos impressions. Comment trouvez-vous notre ministre ?
— Tout à fait remarquable ! Un personnage exceptionnel, mais ce n’est pas lui qui motive cette visite matinale, encore que je vous doive de grands remerciements. Pas davantage d’ailleurs la gourmandise… Je veux vous demander un service un peu particulier.
— Encore mieux ! Si c’est possible, c’est fait, si ce ne l’est pas, cela se fera, comme disait M. de Calonne à la défunte reine.
— Vous êtes charmant comme toujours… et un peu devin peut-être, car c’est justement son souvenir qui m’amène.
— Marie-Antoinette ? C’est Crawfurd qui déteint sur vous ?
— Disons… qu’il m’a rappelé quelque chose. Ma nièce Lorna, dont M. de Talleyrand a gardé un souvenir si enthousiaste, voue une sorte de culte à cette malheureuse femme. Avant mon départ elle m’a demandé d’essayer de trouver un objet quelconque lui ayant appartenu. Vous qui connaissez tout le monde ici, sauriez-vous me dire où je pourrais avoir une chance d’exaucer son souhait ? J’ai pensé un instant m’adresser à cet Écossais, mais…
— Vous auriez perdu votre temps, Guillaume ! Le bonhomme ne se séparerait même pas d’un centimètre de dentelle déchirée. Voyons un peu qui serait disposé, parmi ceux que je sais plus ou moins collectionneurs, à vous céder une babiole ? La reine possédait tant de choses qu’il en reste beaucoup éparpillées dans diverses maisons, mais il y a ceux qui considèrent ces reliques comme objets sacrés et ne s’en déferaient pour rien au monde : inutile d’essayer ! Restent ceux qu’une affaire pourrait séduire et qui, peut-être, vous arracheraient la peau du dos.
— C’est sans importance ! Je voudrais vraiment lui faire plaisir.
— Le chiendent est que je n’en connais pas beaucoup. Laissez-moi réfléchir un instant…
La méditation dura dix bonnes minutes, à l’issue desquelles le banquier jaillit de son fauteuil et quitta son bureau en courant presque, tellement absorbé par ses pensées qu’il ne prit même pas le temps d’annoncer où il allait.
Lorsqu’il reparut, un sourire éclairait son large visage et il semblait plutôt satisfait :
— Pardon de vous avoir abandonné, mais il m’est revenu tout à coup une idée et je tenais à m’en éclaircir dans nos livres. Nous comptons au nombre de nos anciens clients un homme qui traverse en ce moment une période difficile. C’est un ancien conventionnel, l’un de ceux qui ont voté la mort du roi, ce qui ne l’a pas empêché de jouer un rôle assez important le 9 thermidor pour qu’on lui ait confié l’examen des papiers de Robespierre ainsi que ce qui se trouvait dans les bureaux de Fouquier-Tinville. Je sais qu’il s’est emparé de certaines pièces plutôt compromettantes pour des gens actuellement en place, afin de s’assurer une tranquillité d’esprit. Et aussi qu’il a gardé quelques souvenirs enlevés aux victimes de l’échafaud. Il doit avoir deux ou trois objets qui devraient vous intéresser. Voulez-vous que j’aille le voir ?
— Je vous en saurai un gré infini, cher ami… surtout si vous vouliez bien vous y rendre le plus tôt possible. Aujourd’hui, par exemple.
— Vous êtes pressé à ce point ? Votre nièce doit être en effet bien belle.
— Elle l’est, mais surtout je n’ai pas l’intention de m’attarder encore longtemps à Paris. Aussi j’aimerais être fixé rapidement, afin de chercher ailleurs si votre ancien conventionnel nous décevait… ou si Crawfurd était déjà passé par là.
Un valet vint annoncer que le dîner était servi. Lecoulteux prit son ami par le bras :
— Allons nous mettre à table ! Mme du Moley déteste attendre. Après le café nous irons chez cet homme, mais vous resterez dans la voiture pour ne pas l’effaroucher. Seul, d’ailleurs, j’obtiendrai de meilleures conditions. Quant à Crawfurd, je ne crois pas qu’il soupçonne seulement l’existence de ce Courtois, qui se garderait bien d’ailleurs de nouer la moindre relation avec un Anglais.
L’ancien client du banquier détenait en effet plusieurs objets ayant appartenu à la famille royale4 mais ne se montra guère disposé à s’en séparer. Après bien des palabres, il finit tout de même par accepter de mettre à la disposition de son acheteur un petit peigne de poche venant de la reine et un gant d’enfant, jadis propriété du Dauphin. Le tout, bien sûr, à prix d’or. Prudent, Le Coulteux acheta le peigne et ne cacha pas sa surprise quand Guillaume le renvoya chercher aussi le gant.
— Vous trouvez que vous n’avez pas encore dépensé assez d’argent ? s’indigna-t-il. Il me semblait que seule la reine vous intéressait.
— Un objet de coiffure n’a qu’une importance relative pour une mère, mais le moindre des petits riens laissés par l’enfant qu’on lui a arraché doit lui être infiniment cher.
— J’y vais ! Vous avez fichtrement raison ! Voulez-vous que je rende le peigne ?
— Non. Je le donnerai à ma nièce. Quant au gant, je sais déjà à qui je vais l’offrir.
Vers la fin de l’après-midi, Tremaine se faisait conduire rue de Varenne, trouvait sans peine l’adresse indiquée par Guimard, mais se faisait arrêter un instant à quelque distance afin d’examiner la maison.
Un sifflement d’admiration lui échappa. Il fallait que l’Écossais fût vraiment riche pour s’offrir une demeure de cette dimension ! De la rue il était impossible d’apercevoir les bâtiments d’habitation, défendus par de hauts murs qui s’incurvaient en demi-lune autour d’un gigantesque porche arrondi, encadré de deux paires de colonnes ioniques. Essayer de pénétrer dans ce monument sans l’aveu du propriétaire relevait de la pure folie, à moins que l’on n’eût pris la précaution d’acheter la valetaille au complet ou d’amener des canons. On comprenait sans peine les difficultés d’un ancien ministre de la Police privé de la majeure partie de ses moyens ! Mais, ayant déjà opté pour une première visite de courtoisie – il fallait qu’il pût voir l’intérieur et surtout la fameuse collection qui l’amènerait à parler de ce qu’il possédait lui-même ! –, Guillaume fit avancer sa voiture jusqu’à l’immense porte cochère et ordonna à son cocher de demander au portier si Sir Quentin Crawfurd se trouvait chez lui et voulait bien recevoir M. Guillaume Tremaine.