— Eh bien ! fit Tremaine avec un haussement d’épaules et un rire méprisant, je vous croyais gardien de musée, monsieur Crawfurd, mais il paraît que vous tenez en réalité un coupe-gorge ! Quant à vous, l’homme au pistolet, montrez-vous donc ! Quand on veut tuer les gens, on a au moins le courage de les regarder en face.
— Qu’à cela ne tienne ! D’autant qu’un de mes compagnons garde la porte…
L’homme qui, sans lâcher son pistolet, vint se placer devant Guillaume ne ressemblait en rien à un bandit de grand chemin : plutôt petit, il avait un visage rond, affable, que des favoris d’un joli châtain clair s’efforçaient d’allonger. Bien habillé avec cela, des mains parfaites sentant son gentilhomme d’une lieue, mais certain éclat métallique dans les yeux noisette dénonçait la bonhomie apparente : ce personnage devait être capable d’abattre qui le gênait sans l’ombre d’une hésitation.
— Bien ! fit Guillaume. À présent, dites-moi ce que vous comptez faire de moi.
— J’hésite encore. Vous êtes trop curieux, monsieur Tremaine.
— Ne le seriez-vous pas si votre fille avait été enlevée ?
— Je n’ai pas de fille. De toute façon, la vôtre n’a pas été enlevée. Elle a agi de son plein gré. Je le sais : j’y étais. Me croirez-vous si je vous affirme qu’elle ne regrette rien, qu’elle est heureuse ?
— Pourquoi pas ? Mais combien de temps le sera-t-elle ? C’est une nature fière, entière, passionnée, qui ne pourra s’accommoder longtemps de vivre cachée, traquée…
— Personne ne la traque… excepté vous ! Aussi, pour répondre à votre question touchant ce que nous comptons faire de vous, je vais vous proposer un marché.
— Le joli mot !
— J’ai pour habitude d’employer ceux qui me paraissent les plus simples. Si vous nous donnez votre parole… disons de gentilhomme, car, pour ce que j’en sais, vous en êtes un à votre manière, que vous allez quitter cette maison en oubliant tout ce que vous venez d’y voir, d’y entendre et, naturellement, ce que vous soupçonnez de ses secrets, il ne vous sera fait aucun mal. Vous repartirez comme vous êtes venu, vous achèverez tranquillement votre séjour à Paris et vous regagnerez enfin votre manoir normand en toute tranquillité.
— Vous n’imaginez pas un instant que je vais accepter ça ? Tant que je n’aurai pas retrouvé ma fille, je n’aurai ni trêve ni repos.
— Même si je vous promets de vous faire tenir de ses nouvelles aussi souvent qu’il sera possible sans compromettre notre cause ?
— Qui me dit que vous tiendrez parole ? Ces nouvelles, je les veux de sa bouche. Autrement dit, je veux la voir, l’entendre… Faites-la-moi rencontrer et nous aviserons…
— Avec un homme comme vous c’est beaucoup trop dangereux, donc impossible. Je vous en prie, ajouta l’inconnu en accentuant le verbe, acceptez ce que je vous offre ! Donnez-moi votre parole et partez. Plus tard, vous la reverrez.
— Plus tard ? Quand ? À cause de cette aventure où vous l’entraînez, qu’est-ce qui vous permet d’assurer qu’elle sera encore vivante dans six mois, dans un an ? Je ne suis pas le seul à vous rechercher.
— Et qui donc ? La police ? Elle n’est plus bien inquiétante, et puis elle a d’autres chats à fouetter.
— Êtes-vous fou ou aveugle et sourd ? La police officielle, je vous l’accorde, mais croyez-vous que Fouché se croise les bras ?
Pour la première fois, Crawfurd se mêla au dialogue :
— Fouché ? Qu’en savez-vous ? grogna-t-il.
— Je le sais ; cela doit vous suffire.
— Alors, c’est que vous êtes encore plus dangereux que je ne le croyais ! dit l’homme au pistolet. En ce cas, j’ai bien peur de ne plus pouvoir vous laisser le choix. Soyez certain que je le regrette, mais nous sommes en guerre… ou peu s’en faut. Veuillez vous retourner, monsieur Tremaine, et marcher vers la porte ! Le parc est vaste et plein d’ombres douces : vous y reposerez en paix…
Avec un haussement d’épaules, Guillaume fit ce qu’on lui ordonnait et se trouva en face de deux autres armes à feu braquées sur lui.
— Vous avez une curieuse façon d’honorer les lois de l’hospitalité, Mr Crawfurd, dit-il avec mépris, mais je ne suis pas sûr, voyez-vous, que ma fille apprécie cet épisode de son roman d’amour.
— Elle n’en saura rien.
L’un des conspirateurs mettait déjà la main à la poignée de la porte quand celle-ci s’ouvrit à deux battants, si violemment qu’elle cogna contre le mur.
— Vous imaginiez-vous un seul instant, messieurs, que j’allais vous laisser assassiner mon père ? s’écria Elisabeth.
1- Cette belle demeure, qui fut celle du marquis de Galliffet avant la Révolution, ouvrait alors sur la rue du Bac et occupait un grand espace. Elle est, de nos jours, située au 73 de la rue de Grenelle et abrite le consulat général d’Italie.
2- Talleyrand est en effet le père du grand peintre Eugène Delacroix.
3- Aujourd’hui, rue Boissy-d’Anglas.
4- Dont le « testament authentique » de Marie-Antoinette (Mémoires du baron de Frénilly).
5- En 1808, Crawfurd échangea avec Talleyrand cette trop grande demeure contre l’hôtel que possédait celui-ci rue d’Anjou.
Chapitre IV
Un curieux policier
Guillaume ne s’attendait pas à se trouver si soudainement en face de sa fille, mais était-ce vraiment sa fille ? La longue et gracieuse silhouette appartenait bien à Elisabeth. À elle aussi, le fin visage au teint de fleur couronné de cuivre blond ; à elle toujours, les larges prunelles d’un gris nuageux, mais le regard hautain, glacé, de ces yeux-là, mais le ton impérieux de la voix familière étaient nouveaux et rappelaient Agnès.
— Madame, dit le petit homme rond avec une nuance de respect ennuyé qui n’échappa pas à son prisonnier, vous ne devriez pas être là.
— Mais j’y suis, monsieur de Sainte-Aline, et fort heureusement ! Je ne vous aurais jamais pardonné un tel crime, et Monseigneur non plus.
— Voilà qui est réconfortant ! soupira Tremaine. Je suis heureux de te revoir, Elisabeth ! J’ai bien cru que ce ne serait plus jamais possible. Tes amis ne semblaient pas disposés à favoriser une rencontre.
— Ils ont outrepassé leurs ordres. Moi aussi, je suis heureuse de vous revoir, même si ce n’est que pour un instant puisque, malheureusement, nous appartenons désormais à des camps…
— Ne dis pas le mot ! Je ne serai jamais ton ennemi et tu le sais…
— Madame, intervint Sainte-Aline, nous nous trouvons dans une situation très délicate. Que vous soyez attachée à votre père…
— Le terme est faible, vicomte ! Je l’aime tout simplement et quelle que soit la situation, elle n’y changera rien.
— Sans doute, mais il nous a laissé entendre que Fouché s’intéressait à nous, et vous savez quel danger ce regard peut faire courir à notre cause.
— Encore faut-il savoir à qui vous avez affaire ! Pensez-vous que mon père s’abaisserait à renseigner un ancien régicide, l’un de ceux qui furent les bourreaux de ma mère ? On voit bien que vous ne le connaissez pas…
— Peut-être est-ce vous qui le connaissez mal, madame. Je lui ai proposé de le libérer contre sa parole de nous oublier. Je lui ai même dit que nous lui ferions parvenir de vos nouvelles…
— … et moi je vous ai dit, coupa Guillaume, que je voulais voir ma fille, parler avec elle. Nous avons, voyez-vous, beaucoup de choses à nous dire.