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— Très bien. Vous l’avez vue ! À présent, que faisons-nous ?

La nervosité du garde du corps, puisque c’était sans doute son rôle, parut amuser Tremaine.

— Vous êtes bien pressé de vous débarrasser de moi ! Je la vois, c’est entendu, mais nous n’avons pas échangé vingt paroles.

— Et, de toute façon, ce n’est pas à vous de prendre une décision sur un sujet aussi grave. (Puis, se tournant vers Guillaume :) Je pense en effet que nous avons à causer, père. Voulez-vous que nous allions au jardin ? Nous y serons plus tranquilles. Vous voudrez bien, messieurs, nous y laisser seuls et ne pas franchir les limites des portes-fenêtres.

Retrouvant d’instinct un geste qui lui était habituel depuis qu’elle était assez grande pour le faire, Elisabeth glissa son bras sous celui de son père. Aussitôt, celui-ci répondit comme il le faisait toujours en coiffant de sa grande main les doigts fragiles posés sur sa manche, heureux de retrouver leur chaleur et leur douceur, après ces mois de séparation. Il se sentait fort, tout à coup, même s’il allait avoir à livrer un difficile combat, mais que ne ferait-il pas pour garder cette petite main dans la sienne ?

Ils descendirent ainsi, traversèrent un salon déjà envahi par les ombres du soir, gagnèrent le parc. La fin de ce jour était grise et triste. Des nuages roulaient sur Paris depuis le matin, apportant un peu de pluie. L’automne s’annonçait, il faisait presque froid.

L’immense jardin où aucune statue n’accrochait plus le regard – elles avaient été enlevées ou brisées pendant la Révolution – ressemblait à une avenue triomphale avec sa pelouse étendue presque à perte de vue entre de hautes charmilles et d’épais bosquets. Tout au bout cependant, mais noyée dans la grisaille crépusculaire, un petit bâtiment sans étages, une de ces folies dont avait été si prodigue le siècle précédent, montrait sa silhouette imprécise et que l’on n’eût sans doute pas remarquée si un peu de lumière n’avait brillé derrière l’une des fenêtres.

— Quelque chose me dit que tu habites là, murmura Guillaume, et ce furent les premiers mots prononcés.

— Oui. Allons de ce côté en prenant bien soin de rester à découvert. Inutile de donner de l’inquiétude à ceux qui nous observent. Père… pourquoi êtes-vous venu jusqu’ici ?

Il ne répondit pas, préférant suivre sa pensée.

— J’espère que tu y vis seule, en ce cas.

Elle s’arrêta, lâcha le bras de Guillaume et lui fit face.

— Pourquoi vivrais-je seule ? Vous savez bien qui j’ai suivi.

Guillaume sentit monter en lui l’une de ces rares colères dont ceux des Treize Vents avaient appris à craindre la brutalité. À celle-là s’ajoutait un affreux sentiment de frustration, de déception, et même de honte. N’avait-il donc parcouru tant de chemin que pour découvrir chez l’enfant qu’il aimait par-dessus tout les signes de la dépravation, de la perversité peut-être, venue de l’odieux grand-père1 ?

— Tu oses me dire ça ? gronda-t-il.

— Je ne vous ai jamais menti. Pourquoi commencerais-je ?

Elisabeth connaissait trop son père pour ne pas deviner la fureur qui lui venait ; pourtant elle ne courba pas la tête, bien au contraire : sous la masse rutilante de la chevelure, celle-ci se redressa davantage et le clair regard demeura ferme.

— Toi, ma fille, tu vis avec un homme et tu me le déclares sans même rougir ! Qu’il soit prince, roi ou Dieu sait quoi ne change rien à la souillure que tu m’infliges. Est-ce que tu te rends compte seulement ?…

— Et vous ? Est-ce que vous vous rendez enfin compte de ce que vous avez fait en engrossant votre nièce, la fille de votre maîtresse, et cela chez nous ? Au fait, l’avez-vous épousée ?

Elle s’était mise à parler avec la violence d’un torrent qui déborde, soulageant ainsi son cœur d’une amertume accumulée depuis trop longtemps. Furieux, Guillaume faillit la gifler. Seule, la crainte de mettre entre eux l’irréparable le retint. Peut-être aussi la conscience de sa propre misère.

— Non. Je l’ai dit et répété : pas tant que l’enfant ne sera pas né viable !

— Et vous êtes content de cette morale-là ? Avant de jeter l’anathème sur les autres, regardez un peu où vous en êtes ! Ainsi cette chère Lorna étale toujours son ventre dans les fauteuils de ma mère ? J’espérais, en vous voyant, que vous veniez me dire que c’en était fini du cauchemar, qu’elle était enfin partie… Mais, s’il n’en est rien, qu’aviez-vous donc à m’annoncer de si urgent pour me courir après ? Rien n’a changé chez nous, alors à quoi bon me poursuivre ? Vous savez très bien que sans cette horrible histoire je n’aurais jamais quitté la maison.

— Vraiment ? Aurais-tu refusé de suivre ce jeune misérable ?…

— Je vous défends de l’insulter !

— Tu n’as rien à me défendre ! Réponds plutôt : qu’aurais-tu fait si, au lieu de te rencontrer par hasard sur une plage déserte, il était venu jusqu’aux alentours des Treize Vents ?

— Il ne se serait pas contenté des alentours : il serait même venu jusqu’à la maison. Il s’y rendait lorsque nous nous sommes retrouvés.

— Pour quoi faire ? Me remercier de l’asile accordé, des dangers courus, du sacrifice de ta mère ?

— Ne croyez-vous pas que vous devriez être le dernier à évoquer ce souvenir ? Elle est morte pour ses convictions, sans doute, mais aussi, mais surtout, parce que vous l’aviez trahie. Alors, je vous en prie, laissez-la reposer en paix ! Quant à moi…

— Tu veux que toi aussi je te laisse reposer en paix auprès de ton amant ? ricana Guillaume. Tu es ma fille, tu es mineure et je viens te chercher…

— Me chercher ? Pour m’emmener où ? Pas à la maison, puisque votre maîtresse y est toujours ! À moins que vous ne prétendiez m’enfermer. Alors ? Chez tante Rose ? Pauvre adorable tante Rose ! Elle est la seule qui m’ait inspiré quelque remords car j’ai dû lui faire beaucoup de peine, mais croyez-vous qu’elle m’accueillerait encore, après ce que je viens de vivre ? Vous n’oseriez même pas le lui demander.

— Si, parce que la crois capable d’accepter. Elisabeth ! Elisabeth, tu ne peux pas continuer sur ce chemin où tu risques de te briser.

— Nous devons tous être brisés un jour ou l’autre ! Et moi je suis heureuse, vous entendez, heureuse ! Je vis avec celui que j’aime, je l’accompagne sur le difficile chemin qui le ramènera peut-être au trône et j’en éprouve un immense bonheur.

— Admettons qu’il arrive à le récupérer, ce trône, ce dont je doute fort ; qu’adviendrait-il de ce grand bonheur ? Il s’écraserait contre les marches que ton bel ami aurait gravies et au sommet desquelles l’attendrait quelque princesse royale.

— Pourquoi ne lui dites-vous, ma douce, que vous êtes ma femme devant Dieu et que nous sommes mariés ?

Emportés par leur querelle, Guillaume ni Elisabeth ne l’avaient entendu ni vu venir. Pourtant il était là, sortant de l’ombre épaissie des arbres, longue forme noire érigeant comme une fleur sur une tige un beau visage où le nez bourbonien et la lèvre autrichienne trouvaient le moyen de former une séduisante harmonie sous les courts cheveux blonds que le vent dérangeait.

— Mariés ? souffla Guillaume abasourdi.

— Mais oui ! J’aime trop Elisabeth et depuis trop longtemps pour oser lui offrir le rôle dégradant que vous supposiez, monsieur Tremaine. Je l’ai bel et bien épousée. Sans votre permission, bien sûr…

— Ce qui peut frapper ce mariage d’invalidité. Sans compter le nom d’emprunt que vous avez dû annoncer.

— Père ! s’écria Elisabeth. Ce que vous dites là est indigne.