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S’il n’avait écouté que son désir profond, il fût reparti le soir même pour rentrer aux Treize Vents où l’attendait Lorna, cet autre problème qu’il devenait urgent de régler. Comment, il n’en savait rien, mais il était décidé à y réfléchir sérieusement : il fallait que les Treize Vents puissent accueillir Elisabeth et son époux au cas où ils y chercheraient asile. Avec cette Anglaise hostile, ce serait impossible.

En attendant, il fallait demeurer : un départ brusqué serait trop significatif aux yeux de Fouché et de sa bande. S’il voulait réussir à les duper, il devait rester, continuer en apparence ses recherches, aller souper chez Talleyrand, se montrer avec les du Moley, être à l’écoute des murmures et des bruits de Paris et, peut-être, finalement, prendre la route d’Auvergne afin d’entraîner les policiers à la suite. Demain, le jeune Guimard se montrerait pour avoir des nouvelles. Il en aurait, mais soigneusement épluchées.

Quand il descendit de son appartement, vers neuf heures, Tremaine n’eut pas à chercher longtemps : le jeune policier au brin de bruyère, en costume d’équitation – habit gris souris, culotte blanche finement rayée de gris et bottes à revers jaune –, dégustait une tasse de café dans le salon que l’hôtel de Courlande réservait à cet effet.

Comme les gens de la maison les avaient déjà vus causer ensemble, Guillaume alla droit vers lui, appela un valet pour se faire servir, et se carra dans un petit fauteuil « cabriolet », les mains nouées sur l’estomac :

— Alors ? fit-il. Cette mission ?

— Satisfaisante. Et vous ? Avez-vous pu mener à bien ce plan dont vous me parliez ?

— Absolument. À deux reprises, je me suis rendu rue de Varenne : avant-hier sous le prétexte courtois de prendre des nouvelles de Mrs Sullivan, dont le malaise m’avait inquiété chez le ministre. J’ai été reçu… sans grand enthousiasme, il faut bien le dire : ces gens-là me font l’effet d’être les plus casaniers qui soient. Qu’ils soient riches, je n’en doute pas, mais on économise beaucoup sur la lumière comme d’ailleurs sur les paroles. Pourtant, j’y suis retourné hier… et sur invitation.

— Que leur avez-vous fait ? Vous avez séduit la dame ? fit Guimard, les yeux au ras de sa tasse.

— Plutôt le mari ! Il m’avait accordé l’honneur de me recevoir dans la pièce… l’une des pièces où se trouve rassemblée sa collection de souvenirs de la reine, et c’est surtout de cela que nous avons parlé. J’avais réussi à me procurer, grâce à un ami, certain petit objet provenant d’un nécessaire de voyage de Marie-Antoinette acheté soi-disant pour ma nièce : il a naturellement demandé à le voir ; je me suis donc fait un plaisir de le lui apporter… et même de le lui revendre. Du coup, nous sommes devenus les meilleurs amis du monde. Madame m’a offert le thé ; j’ai visité les salons, le parc…

— Et le pavillon qui est au fond, vous l’avez vu aussi ?

— Bien sûr. Un joli petit bâtiment dont Crawfurd songe à refaire un salon de musique. Vous aviez raison en m’annonçant une superbe demeure.

— Je vous félicite sincèrement… mais n’avez-vous rien d’autre à m’apprendre ?

Un serviteur se penchait sur le guéridon placé entre les deux hommes pour y déposer une tasse, une cafetière et un sucrier.

— Laissez ! je me servirai moi-même, dit Tremaine tout en offrant à son vis-à-vis un sourire désabusé. Rien, malheureusement ! poursuivit-il, soupirant. J’ai vu bien des choses : des serviteurs indiens, d’autres un peu mulâtres, mais rien qui permette de supposer une présence cachée. Ou alors dans des placards…

— On ne vous a tout de même pas conduit dans les chambres ?

— Si. Pour me montrer certains portraits, et en outre je suis cordialement invité à revenir quand il me plaira. (Puis, quittant le ton léger pour revenir au soucieux :) Je crois que nous avons fait fausse route en nous fixant sur ce vieux couple. Ils vivent dans le passé.

— Et quelle meilleure occasion de le ressusciter qu’en abritant un survivant prestigieux ?

— Possible, mais pas certain. C’est de Marie-Antoinette que Crawfurd est entiché ; pas de son fils. J’ai même l’impression qu’il ne l’intéresse guère. J’ai dit que l’on m’avait offert un gant lui ayant appartenu et il a refusé d’un geste qui balayait la chose comme sans importance. Je me demande s’il ne croirait pas à cette fable selon laquelle le Dauphin ne serait pas le fils de Louis XVI.

— Il aurait sans doute la meilleure des raisons, puisqu’il fréquentait beaucoup Fersen. Ce qui ne veut pas dire qu’il l’aimât. Comment comptez-vous agir à présent ?

— J’ai passé une partie de la nuit à y réfléchir. Peut-être retournerai-je rue de Varenne demain avant d’aller souper chez M. de Talleyrand, avec qui j’aimerais causer en tête à tête. Je me demande si en lui faisant certaines confidences…

— Méfiez-vous ! C’est l’homme le plus habile et le plus fin qui soit. Il est capable de vous rouler dans la farine.

— Je ne suis pas complètement idiot non plus, riposta Tremaine, abrupt. Cela dit, si je ne découvre pas d’autre piste, je me déciderai peut-être pour le voyage d’Auvergne. Après tout, rien ne confirme que ce jeune homme et les siens soient encore à Paris.

— Monsieur Fouché en est persuadé. Moi aussi, d’ailleurs, mais lui se trompe rarement et nos plus fortes présomptions s’attachaient à l’Écossais. Maintenant, il est possible que votre première visite ait effarouché nos oiseaux et qu’on les ait transférés ailleurs. Au moins pour pouvoir vous faire visiter la maison…

Il réfléchit un moment tout en finissant son café puis, se levant, prit le chapeau, le stick et les gants déposés sur une chaise.

— Agissez à votre guise, conseilla-t-il. Moi, je vais rue du Bac !

— Au ministère des Relations extérieures ?

— Non, mais pas loin. Quand il a quitté la police, M. Fouché s’est d’abord installé rue Basse-du-Rempart puis dans la rue en question, pas bien loin de son « ami » Talleyrand. Il a quitté sa terre de Ferrières et a regagné Paris il y a cinq ou six jours.

Resté seul, Guillaume le regarda s’éloigner, fouettant martialement ses bottes du bout de sa cravache. Il espérait s’être montré suffisamment convainquant sans en être absolument persuadé : marier la vérité et le mensonge représentait un exercice qu’il maîtrisait assez mal, mais il fallait compter aussi avec la chance.

Pour se remettre les idées en place, il pensa – l’équipage de Guimard lui en ayant donné l’idée – qu’un temps de galop lui ferait le plus grand bien et il se rendit au bureau de l’hôtel pour demander qu’on lui trouve un cheval de selle tandis qu’il allait changer de costume.

Par la grande avenue au sol irrégulier dont l’une des rives était encore presque en friche et que l’on appelait les Champs-Élysées, il gagna la barrière de Chaillot puis la promenade de Longchamp redevenue à la mode depuis que le pays retrouvait une certaine prospérité. Pourtant, ce matin-là, il n’y avait pas grand monde : quelques cavaliers assez hardis pour affronter le mauvais temps – il avait plu tout la nuit et, par instants, les averses revenaient –, et de rares voitures. Pour sa part Guillaume, en bon Cotentinois, ne se souciait jamais des intempéries lorsque l’envie lui prenait d’enfourcher un cheval et de courir la campagne. Celle-ci, moins sauvage et moins belle que ses paysages habituels, lui fit tout de même grand bien et quand il rentra, trempé mais détendu, il se sentait l’esprit plus clair. Une espèce d’euphorie qu’il n’allait pas conserver au-delà du vestibule où l’attendait Victor Guimard avec une tête qu’il ne lui connaissait pas encore : celle d’un homme très mécontent.