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— J’aime votre franchise. Jusqu’à nouvel ordre nous ne changerons donc rien à nos relations et je garderai votre secret. Il se peut d’ailleurs que je vous demande un service un jour ou l’autre. Mais revenons à notre affaire : j’emmène M. Tremaine à Saint-Cloud…

Guimard fit la grimace.

— Vous êtes certain de le ramener ?

— J’accepte n’importe quel risque si l’on m’offre une seule chance de sauver ma fille, coupa Guillaume. Sans doute nous disons-nous adieu ici, M. de Clacy. Mon destin devient incertain à partir de cette minute et je ne veux pas vous compromettre.

— Ne vous souciez pas de moi. Je tiens beaucoup à savoir la conclusion que le Premier Consul va donner à l’aventure. Je vais vous suivre en voiture. Ou plutôt, non : je rentre chez moi, je change d’aspect et je vais attendre à Saint-Cloud la voiture de M. de Talleyrand. Ne vous étonnez pas si vous voyez un militaire vous en approcher.

— C’est une espèce de Protée, expliqua Tremaine. Il change d’aspect comme il veut.

— Il a de qui tenir. Comment vont votre mère et M. Despreaux ? s’enquit le ministre.

— Bien, je vous remercie. Ils vieillissent, et ils ne sont pas riches mais ils sont ensemble, alors ils sont heureux.

 Sancta simplicitas ! Déposez mes hommages à ses pieds charmants lorsque vous la verrez ! Elle est de celle que l’on ne peut oublier.

Dans la voiture qui les emportait vers Saint-Cloud, Talleyrand apprit à son compagnon l’histoire de ce policier pas comme les autres. Il était le fils de la Guimard, la grande étoile de la danse sous Louis XV. Déjà mère d’une fille, mariée au comte de la Borde, elle avait eu cet enfant par inadvertance – et alors qu’elle était la maîtresse du prince de Soubise – d’un petit baron picard versé dans une obscure poésie qui se voulait renouvelée de la Pléiade, sublunaire et charmant au demeurant, qui avait su jouer le ver de terre amoureux d’une étoile avec tant de véracité que la danseuse avait consenti à « couronner sa flamme ». Pendant un court laps de temps, bien sûr, mais cependant suffisant pour laisser une trace dont il avait été impossible de se débarrasser : le futur limier avait su se tapir assez habilement dans les entrailles maternelles pour résister à toute tentative de l’en extraire. Il avait donc bien fallu le mettre au monde le plus discrètement possible, afin de ne pas attirer l’attention du fastueux Soubise que sa belle maîtresse était d’ailleurs en train de ruiner tranquillement. Sitôt né, le jeune Victor fut confié à son père auprès duquel, à l’exception d’un assez long séjour chez une nourrice, il vécut à peu près convenablement jusqu’à la mort du poète. La Révolution n’avait pas inquiété – ni appauvri – un baron qui n’avait pas grand-chose. À sa disparition, Victor vendit le peu de bien dont il se trouvait maître et gagna Paris pour y chercher fortune. Pour y chercher aussi sa mère dont le défunt baron lui avait légué, avec une miniature, l’image éblouie qu’il en gardait : celui d’une créature ravissante, une poupée radieuse cousue de satin, de diamants et de perles. Quand il la retrouva, sans trop de peine d’ailleurs, elle s’appelait Mme Despreaux, ayant épousé un mois après la prise de la Bastille son amoureux de toujours, ancien inspecteur des théâtres de la Cour. Tous deux vivaient rue Ménars, dans un appartement bourgeois assez modeste où le jeune baron apporta une joie inattendue. À ce couple déjà âgé et sans enfants – la fille de la Guimard était morte depuis longtemps ! – il ramenait un peu de jeunesse avec le reflet du bel autrefois. Même aux vieux amis on ne le déclara pas comme fils pour ne pas gêner le vieil époux : il fut un « neveu », tout simplement.

Ces détails, Tremaine les apprit par la suite, Talleyrand se contentant de raconter ce qu’il savait, s’attardant même à plaisir sur l’histoire de la célèbre danseuse plus que sur celle du baron poète. C’était pour lui une façon comme une autre de faire une incursion dans ce XVIIIe siècle dont il disait volontiers que pour connaître la douceur de vivre, il fallait y avoir vécu.

Le palais de Saint-Cloud, mais surtout son cadre et ses jardins, séduisirent Guillaume, sensible depuis toujours à la beauté d’un bâtiment, au charme d’un parterre. L’ancien château de Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV, puis de Marie-Antoinette qui l’avait acheté sur le tard et trop près de la Révolution pour qu’on ne le lui reprochât point, étalait sur une succession de terrasses d’où l’on dominait la Seine et tout Paris, l’ordonnancement harmonieux de ses pilastres corinthiens entre lesquels des bas-reliefs symbolisaient, au-dessus des fenêtres, les douze mois de l’année. L’avant-corps central se composait de quatre colonnes surmontées des figures de la Force, de la Sagesse, de la Prudence et de la Guerre placées sous un fronton où le Temps, accompagné des quatre parties du Jour, découvrait une superbe horloge. L’air y était remarquablement pur, cependant que l’automne commençait à dorer les cimes des arbres formant écrin aux bâtiments ainsi qu’à un vaste bassin habité de jets d’eau. L’espace entre les uns et l’autre grouillait de domestiques en livrée et de soldats de la Garde consulaire :

— Le général Bonaparte n’avait-il pas acheté la Malmaison, la propriété de notre ami Le Coulteux pour ses séjours d’été ?

— Il l’a toujours mais ce n’est plus suffisant pour sa gloire. L’an passé, il s’est installé ici après y avoir fait quelque six millions de travaux. C’est tout un programme que cette demeure… royale, notez-le bien ! Depuis, il a élu les Tuileries pour l’hiver.

— S’il veut vraiment devenir empereur, pourquoi pas Versailles ?

— Il n’oserait. Et je crois même qu’il n’osera jamais. Le palais du Roi-Soleil est un fantôme trop impressionnant. Même pour lui ! Mais nous voici arrivés ! Le cabinet du Premier Consul se trouve dans l’aile gauche, de plain-pied avec la terrasse que vous apercevez de l’autre côté.

— Croyez-vous qu’il nous recevra ?

— Lorsque je demande à lui parler, il me reçoit toujours. Vous me laisserez d’ailleurs aller seul et m’attendrez dans le salon des aides de camp.

La voiture était connue. Des laquais en livrée verte s’empressaient, bientôt relayés par deux préfets du palais. Conduits par eux, les visiteurs franchirent une porte gardée militairement, de chaque côté de laquelle s’alignaient des orangers en caisses. Cette entrée privée était un privilège accordé aux conseillers immédiats du Premier Consul. Au seuil d’un salon, un jeune homme brun aux yeux vifs et au visage aigu portant une liasse de papiers à la main vint à leur rencontre et salua :

— Est-ce que M. le Premier Consul vous attend, monsieur le ministre ?

— Non, monsieur Méneval. Je n’en souhaite pas moins lui parler pour une affaire urgente… et grave.

— Cela devrait être possible. Mais je vous préviens : il est de fort méchante humeur.

— Acceptons-en le risque ! soupira Talleyrand. Voulez-vous m’annoncer et trouver un coin pour M. Tremaine que voici ? Il se peut que le général souhaite lui parler.

— Aucune difficulté ! Veuillez m’attendre un instant.

Le jeune homme repartit dans la direction d’où il venait.

— C’est le secrétaire du Premier Consul, souffla le diplomate. Bonaparte l’a « soufflé » à son frère Joseph quand il a dû se séparer de Bourrienne, qu’il aimait bien cependant. Toujours décidé à aller jusqu’au bout ?

— Plus que jamais !

L’attente fut brève. Méneval revint au bout d’une ou deux minutes et pria les deux hommes de le suivre dans le salon voisin où, devant une double porte, veillait une sorte de génie des Mille et Une Nuits enturbanné de blanc et fastueusement vêtu de drap bleu brodé d’argent : le mameluck Roustan, que Bonaparte avait ramené d’Égypte. Tremaine fut laissé sous la surveillance de son œil presque aussi menaçant que le long poignard arabe qui lui barrait le ventre. Il choisit de s’approcher des fenêtres. Peut-être pour ne rien distinguer des éclats de voix qui s’élevèrent soudain à l’intérieur du cabinet de travail.