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Un siècle s’écoula. Enfin, Méneval reparut dans l’encadrement de la porte.

— Voulez-vous venir ?

Guillaume marcha vers lui, prit une profonde respiration et franchit le seuil redouté.

1- Voir tome I, le Voyageur.

Chapitre V

La justice de Bonaparte

En pénétrant dans la vaste pièce largement ouverte sur le parc, Guillaume eut l’impression d’entrer dans le soleil lui-même. Soudain sortis d’un nuage, les rayons encore chaleureux intensifiaient le jaune éclatant des tentures et des sièges. Et il était là, lui, l’homme du miracle, le génie qui à la force du poignet ramenait la France du fond de ses ténèbres sanglantes, rebâtissait, décidait, créait, essayait aussi de réconcilier, de rassurer, porté par une gloire telle qu’on n’en connaissait plus depuis des siècles. Il était là, debout devant une table couverte de papiers sur lesquels voguait l’immense carte d’un port. Tête baissée, les mains nouées au dos, sourcils froncés, il scrutait ce plan comme s’il lui en voulait personnellement. Au bout d’un instant, il s’y appuya des deux poings, poursuivant son examen sans se soucier de celui qui venait d’entrer. Quand il releva la tête, ce fut pour s’adresser à Talleyrand assis dans un fauteuil :

— Comprenez donc ! Les préparatifs du camp de Boulogne ne vont pas assez vite ! Les Anglais en profitent ! Savez-vous qu’ils sont allés bombarder Granville ? Heureusement, la 24e légère sur ses bateaux canonniers a pu leur courir sus et les disperser. Il faut en finir avec ce piratage, et pour cela il nous faut une quantité de bateaux !

Brusquement, il tourna la tête vers Guillaume, dardant sur lui son regard gris bleuté qui, à cet instant, avait l’exacte couleur de l’acier.

— Vous êtes armateur, je crois ?

— Oui, monsieur le Premier Consul.

— On dit citoyen Premier Consul !

— Veuillez me pardonner. Je n’ai jamais pu m’habituer à cette appellation qui, d’ailleurs, si vous le permettez, ne vous va pas… citoyen Premier Consul.

— Cela ne m’étonne pas que vous soyez un ami de Taillerand. Lui non plus n’aime pas ça, mais lui, c’est un grand seigneur (Et soudain, avec dans l’œil une étincelle d’espièglerie :) Comment souhaiteriez-vous donc m’appeler ?

Tremaine devinait ce que Bonaparte souhaitait entendre. Cependant il se résignait mal à la flatterie. Ce fut un coup d’œil suppliant de Talleyrand qui le décida :

— Si l’avenir s’accomplit selon des vœux que j’entends de plus en plus souvent, pourquoi pas Sire ?

— Vraiment ? Vous pensez que cela m’irait ?

Guillaume s’accorda le temps de considérer ce petit homme dont le pâle visage au front haut, au menton puissant, aux traits d’une régularité remarquable sous les cheveux châtains coupés court et déjà un peu clairsemés à la partie supérieure de la tête, surmontait de larges épaules et un buste d’une grande noblesse qui aurait pu servir de modèle pour celui d’un empereur romain. Aussi fut-ce avec une totale sincérité qu’il répondit enfin :

— Oui, je le crois.

Quittant sa table et nouant à nouveau les mains dans son dos, Bonaparte se mit à arpenter le ravissant tapis de la Savonnerie couvrant le plancher de son bureau. Il fit ainsi quelques allées et venues pour se planter finalement devant son visiteur, qu’il toisa de la tête aux pieds.

— Ce sont de curieux propos chez un royaliste.

— Je n’ai jamais été royaliste au sens plein du terme. J’entends que je n’ai jamais éprouvé de grande passion pour les rois.

— Un révolutionnaire, alors ?

— Pas davantage. Vous me comprendrez mieux si je dis que, né en Nouvelle-France et l’ayant vue mourir, j’ai détesté presque autant le roi Louis XV qui nous abandonnait que le roi anglais qui nous asservissait. En fait, je souhaite seulement la paix et la grandeur de mon pays, quel que soit son régime. Cette grandeur, vous la lui apportez, monsieur le Premier Consul.

— Mais votre famille est royaliste, elle ?

— Mon épouse, Agnès de Nerville, l’était passionnément : elle l’a payé de sa vie. Mes fils sont trop jeunes encore pour avoir une opinion tranchée. Quant à ma fille, son amour va à un homme beaucoup plus qu’à un prince.

— Voulez-vous dire qu’elle l’aimerait même s’il n’était qu’un simple pêcheur ou Dieu sait quoi d’autre ?

— Sans aucun doute. Elle n’a jamais triché ni raisonné avec son cœur. J’admets qu’à l’origine, lorsque l’enfant du Temple s’est réfugié chez nous, l’auréole d’une destinée si tragique ait pu influencer une imagination qu’elle a vive et ardente, mais l’attirance de cette petite fille et de ce petit garçon a été visible dès qu’ils se sont vus. À présent, elle l’aime comme on aime à seize ans et qu’on s’appelle Elisabeth Tremaine : elle donnerait sa vie pour lui.

— À cet âge, on a tous les courages, toutes les audaces, toutes les certitudes. Heureusement, cela passe.

La voix nonchalante de Talleyrand se fit entendre :

— Pas si on la laisse en prison ! Les âmes bien nées se forgent davantage dans l’épreuve quand s’y mêle le goût de l’héroïsme. Une femme trouve plus de difficultés à oublier un homme pour qui elle a souffert ; plus encore une jeune fille : son amant se double alors du paladin dont elle espère le retour du bonheur avec la liberté.

Dans la voiture qui les conduisait à Saint-Cloud, le diplomate avait réussi à convaincre Tremaine de ne parler à aucun prix du mariage d’Elisabeth. Bonaparte se laisserait peut-être persuader de libérer une adolescente partie sur un coup de tête à la suite d’un prince charmant, mais il y regarderait peut-être à deux fois avant de lâcher l’épouse de qui ne pouvait être pour lui qu’une menace, un rival que sa jeunesse et les légendes courant déjà autour de lui pouvaient rendre dangereux. Néanmoins, à ce mot d’amant il sentit que son cuir tanné rougissait comme si Talleyrand venait d’infliger une flétrissure à la pureté de sa fille.

Un silence suivit ses paroles. Bonaparte réfléchissait. Il chercha parmi le désordre de sa table une tabatière d’or, y prit une pincée de tabac qu’il aspira par les narines, non sans en répandre une partie sur son uniforme vert à parements rouges porté sur un gilet bleu assez long. Curieusement, ce mélange de couleurs lui seyait, sauvé d’ailleurs de l’excès par le noir des culottes et des bas de soie. Après avoir humé voluptueusement son tabac, il revint à Guillaume :

— Je vais vous rendre cette jeune folle, monsieur Tremaine.

— Comment vous dire ma reconnaissance, monsieur le Premier Consul ? murmura Guillaume, ému.

— N’essayez pas pour le moment : je ne vous la libère pas sans conditions. Qu’allez-vous en faire dans l’immédiat ? La ramener chez vous, j’imagine ?

— Naturellement ! approuva sans hésiter Guillaume, remettant à plus tard l’examen de ce problème-là. Nous rentrerons chez nous, à Saint-Vaast-la-Hougue.

— Un tragique et sublime souvenir dans l’histoire de la marine ! Ceux de chez vous l’ont-ils gardé ?