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— Fidèlement ! L’image de M. de Tourville et de ses vaisseaux assassinés par l’Anglais n’est pas près de s’effacer.

— J’espère fermement lui faire payer ça avec le reste ! À présent, voici mes conditions : vous me répondrez de la conduite de votre fille sur votre propre liberté ainsi que sur vos biens.

Tremaine eut un haut-le-corps et bénit le hâle profond qui le mettait à l’abri d’une certaine pâleur.

— Mes biens ?

— Oui. Vous êtes, m’a-t-on dit, un homme riche, et j’entends que cette fortune ne profite pas à ce jeune présomptueux que l’Angleterre nous envoie. Aucune aide, vous m’entendez ? De quelque sorte que ce soit ! Et pas davantage d’hospitalité au cas où, poussé par la nécessité ou le désir de revoir votre fille, ou les deux, l’ex-Dauphin viendrait vous demander asile. Je veux votre parole… mais n’allez pas vous imaginer que le fait d’habiter les confins de la France peut vous permettre une certaine latitude. Je sais toujours ce que je veux savoir et j’aurai un œil sur vous !

La voix, où subsistaient les traces de l’accent corse, martelait les paroles pour mieux les enfoncer dans le crâne de Tremaine. Celui-ci devinait que les jours à venir ne seraient pas faciles, mais il était prêt à tout pour sauver une Elisabeth dont il savait d’expérience qu’elle n’était pas facile à manier. Son regard fauve plongea dans celui de cet aigle naissant peu disposé apparemment à refréner son instinct de prédateur.

— Vous avez ma parole… citoyen Premier Consul !

Il avait appuyé sur l’appellation détestée. Bonaparte en eut conscience et fronça le sourcil, tenté peut-être de revenir sur sa clémence, mais il avait déjà dit qu’il libérait Elisabeth et il y avait un témoin : Talleyrand, qui semblait pourtant se désintéresser du débat et faisait toute une affaire de suivre avec sa canne le contour d’une des fleurs du tapis.

— Bien. Soyez partis ce soir ! Mais entendons-nous bien ! Je ne vous exile pas et vous pourrez revenir à Paris vous occuper de vos affaires.

Puis, élevant la voix, il appela :

— Méneval !

Le secrétaire reparut instantanément :

— Voyez donc si le Grand Juge Régnier est arrivé ! Je l’ai convoqué pour cette-heure-ci.

Un instant plus tard, Méneval introduisait une personne à la mine solennelle qui pénétra dans le rayon de soleil. C’était un homme déjà âgé portant ses cheveux blancs coupés et légèrement hérissés sur le devant, mais réunis en queue à l’ancienne mode sur la nuque. Une coiffure qui, au fond, était tout un programme. Les saluts échangés, Bonaparte fit savoir au Grand Juge que la fille de M. Tremaine ici présent venait d’être arrêtée par erreur et conduite au Temple. Il importait donc au Premier Consul, qui venait de griffonner de sa main un ordre d’élargissement, que le Grand Juge le fît exécuter dès son retour à Paris.

— Notre cher Fouché aurait-il fait du zèle ? marmotta Régnier du ton de condescendante indulgence dont il usait lorsqu’il était question de son prédécesseur. Puis-je savoir qui a procédé à l’arrestation ?

— L’inspecteur Pasques, sussura Talleyrand.

— Il serait temps qu’il apprenne qui est son chef et qui ne l’est plus, fit le Grand Juge offensé. Pasques – l’un de nos meilleurs éléments, d’ailleurs – a d’autres chats à fouetter que courir sus à des jeunes filles. Je veillerai à ce que cela ne se reproduise pas.

— Veillez d’abord à faire exécuter mes ordres. M. Tremaine attendra sa fille devant la prison à six heures. Restez un instant, Monsieur le Grand Juge, puisque vous avez demandé à me parler ! Ces messieurs allaient partir.

Déjà debout, Talleyrand se rapprocha de Guillaume, à qui Bonaparte tendait un nouveau papier.

— Voici un passeport qui vous permettra de quitter Paris sans être importuné. Songez seulement que vous m’avez donné votre parole !

— Je ne l’oublie pas… et je vous remercie infiniment.

— Peut-être pourriez-vous le faire de façon plus concrète ? Nous sommes en guerre et vous possédez des navires. Il serait bon qu’ils servent…

Tremaine s’offrit alors le luxe d’un étroit sourire et d’une interruption :

— Tous mes navires sont armés. Pour eux, comme pour tous les capitaines cherbourgeois, la « course » contre l’Anglais est une seconde nature.

Soudain, les nuages qui assombrissaient le visage du Premier Consul disparurent. Son regard s’adoucit. À son tour, il sourit, et Guillaume ressentit soudain l’extraordinaire magie que dégageait cet homme.

— Voilà ce que j’aime entendre ! Quand j’en aurai le loisir, je me rendrai à Cherbourg dont j’ai décidé de faire un grand port. Je serai alors heureux de vous revoir, monsieur Tremaine !

— Quel curieux personnage ! exhala celui-ci, tandis qu’avec le ministre, il regagnait la cour d’honneur. Il menace de me réduire à la misère et, l’instant d’après, il me dit qu’il sera enchanté de me revoir.

— Soyez certain qu’il est également sincère dans les deux cas ! Je croirais volontiers d’ailleurs que vous l’avez séduit.

— Grâce à vous, je pense. Vous aviez dû bien déblayer le terrain devant moi. Je vous ai une profonde reconnaissance, monsieur le ministre.

— Prouvez-la-moi en venant, lors d’un prochain voyage, me demander à dîner… en compagnie de Miss Tremayne, fit Talleyrand avec un sourire de faune. Un de ses regards me paiera amplement de ma peine. En attendant, ajouta-t-il d’un ton plus sérieux, acceptez un conseil. Voyez avec Le Coulteux à placer une partie de vos biens à l’étranger. Nous n’avons dit qu’une demi-vérité. Vous risquez de vous trouver acculé à une situation difficile et il faut tout prévoir. Mais à présent il faut faire vite !

Comme il l’avait annoncé, on retrouva Guimard au-delà des grilles du palais. Déguisé en courrier, il faisait boire son cheval au bassin d’une fontaine. Mis au courant de ce qui venait de se passer, il conclut comme Talleyrand qu’il n’y avait pas de temps à perdre :

— Si M. de Talleyrand veut bien vous ramener à l’hôtel de Courlande, vous y réglerez votre note et ferez vos bagages. De mon côté, je vais vous louer une chaise de poste avec laquelle je viendrai vous chercher à cinq heures et demie. Soyez prêt !

— Ne deviez-vous pas aller rendre compte à Fouché ? dit Tremaine.

— Je vais lui faire porter un billet disant que je vous ai cherché toute la journée, que je viens seulement de vous retrouver au moment où vous quittiez l’hôtel en chaise de poste et que j’ai décidé de vous suivre. Comme il apprendra dans la nuit, au plus tôt, que le Premier Consul est intervenu, il ne pourra que louer mon zèle. Et moi, je m’assurerai qu’il ne vous arrive rien pendant le voyage. Je serai votre cocher.

Le jeune homme semblait extraordinairement heureux et Tremaine retint un sourire. Il n’était pas difficile de deviner à qui s’adressait tant de sollicitude. C’était sans doute la perspective de passer quelques jours dans les environs immédiats d’Elisabeth qui le mettait de si belle humeur.

Talleyrand aussi était satisfait. En usant de ces demi-vérités et de ces astuces dont il avait le secret, il avait réussi à sauver la mise à son vieil ami Crawfurd, « contraint par les armes d’une bande de conspirateurs plus encore que par la puissance d’un amour posthume à ouvrir sa demeure au fils de Marie-Antoinette ». L’Écossais et les siens ne seraient pas inquiétés.

— Où diantre Méneval a-t-il pris que le Consul était de mauvaise humeur ? conclut-il en tapotant le bout de son soulier. Je l’ai trouvé charmant, hé ?

Six heures sonnaient à l’horloge de la prison quand la chaise de poste pénétra dans la cour du Temple et vint se ranger au pied de la petite tour qui s’adossait à la plus grande. En dépit de la douceur de l’air en cette fin d’après-midi, Guillaume se sentit frissonner. Il n’avait jamais approché le donjon. Voir s’élever au-dessus de lui le formidable assemblage de pierres noircies par le temps, les étroites fenêtres défendues par d’épais barreaux rouillés et, là-haut, en plein ciel, les flèches noires des poivrières, était plutôt terrifiant. Surtout lorsqu’il imaginait son enfant prisonnière de ce piège médiéval où tant de vies s’étaient brisées. Elle n’y était pas depuis vingt-quatre heures, mais c’était encore trop. Guillaume se sentit pris d’une hâte fébrile de l’en arracher, de l’emmener avec lui le plus loin possible. Une crainte, en même temps, lui venait : Fouché ne possédait-il aucun moyen de retourner l’esprit de Bonaparte ? Ignorait-il vraiment tout ce qui s’était passé durant cette affolante journée ? Une fois, déjà, il avait fait « doubler » Guimard. Peut-être ses agissements avaient-ils été espionnés ?