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— Et les Crawfurd ? Ils ont été arrêtés eux aussi ?

— Non. Ils bénéficient de hautes protections et ils ont la chance que leur hôtel soit très éloigné du pavillon. Sans compter que les policiers ont agi sur l’ordre d’un ancien ministre et non d’un ministre en exercice. Comme ces deux-là se font la guerre, c’eût été d’un effet déplorable ! M. de Talleyrand ne l’aurait pas supporté.

Elisabeth tressaillit.

— Vous connaissez le Diable boiteux ?

— C’est grâce à lui que tu es ici à cette heure. Ce tantôt, il m’a conduit à Saint-Cloud, jusque chez le Premier Consul qui a bien voulu voir dans ton équipée l’une de ces folies de jeunes filles…

— Peste ! s’écria Elisabeth avec un petit rire. Libérée par Bonaparte en personne ! Quelle gloire ! Est-ce qu’il sait qui je suis ?

— Es-tu folle ? Nous nous sommes bien gardés de mentionner ton mariage, fit Guillaume en baissant considérablement la voix. Ainsi l’a voulu Talleyrand. Non sans raison : il se voyait mal réclamer la grâce consulaire pour une soit-disant reine de France. C’eût été te condamner à la prison à vie.

Il y eut un silence. La tête appuyée contre les coussins, Elisabeth fermait les yeux à présent. Au bout d’un moment, elle murmura :

— La prison à vie ? C’est cela qui attend Louis-Charles s’ils le capturent ?

— Je l’ignore. Peut-être.

— Si ce grand malheur arrivait, j’irais le rejoindre. Rien ne doit plus nous séparer.

— Tu l’aimes à ce point ?

— Je ne supporte pas l’idée de vivre sans lui, désormais. Vous devriez me comprendre, vous qui avez aimé la même femme pendant plus de quarante ans.

Guillaume sentit son cœur fondre. Les paroles étaient celles d’une femme déterminée, mais la voix appartenait à une petite fille encore bien fragile.

— Je te comprends, fit-il avec une grande douceur, mais je ne veux pas que tu te sacrifies.

— Il faut vous faire à l’idée que maintenant je suis son épouse avant tout.

— Cela veut-il dire que nous ne comptons plus pour toi ?

— Aucun amour ne pourrait vous arracher de mon cœur, vous, les garçons et tous ceux de là-bas. Vous en êtes le tissu même. De toute façon vous saviez bien que je me marierais un jour.

— Oui, mais Varanville n’est qu’à une petite lieue, alors que tu as choisi les hasards des grands chemins. Cela fait une considérable différence.

— On ne choisit pas son destin… À propos, où me conduisez-vous ? J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénients à ce que j’essaie de rejoindre mon époux ?

— Parce que tu sais où il est ?

— Non, mais nos amis ont prévu deux ou trois lieux de repli en cas de malchance. Souvenez-vous-en ! Il vous l’a dit lui-même. Tout ce que vous avez à faire est de me conduire au début de la rue… Saint-Honoré ! C’est bien ça ! Ensuite, je trouverai mon chemin facilement.

Guillaume contempla sa fille avec une profonde stupeur.

— Mais tu es devenue complètement folle ! Est-ce que tu t’imagines par hasard que l’on m’a permis de venir te chercher dans le seul but de te faire un bout de conduite jusqu’à une autre adresse ? Mais c’est du délire !

— Pas du tout ! C’est de la confiance : n’est-ce pas pour vous la meilleure façon de me prouver combien nous avons été injustes envers vous ? Tenez, je vais même vous dire chez qui je vais. Il s’agit d’un ecclésiastique anglais qui habite Paris depuis… Aïe !

Il avait pris sa main et la serrait au point de lui faire mal. En même temps, il grondait entre ses dents :

— Assez ! Je ne veux pas en entendre davantage ! Écoute ceci à présent : l’ordre du Premier Consul est formel. Toi et moi devons quitter Paris pour la Normandie ce soir même ! C’est l’une des conditions de ta libération.

— Et les autres ? C’est quoi ?

— Tu n’as pas besoin de le savoir. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, nous sommes dans une chaise de poste ; pas dans un fiacre !

— Et vous m’emmenez en Normandie ? Pas aux Treize Vents tout de même ? Vous savez ce que j’en pense.

— Je n’oublie rien. Tu n’iras pas davantage à Varanville : après ce que tu as fait à Rose, je n’oserais même pas le lui demander.

— Chère tante Rose ! Elle a été mon plus grand remords !… Elle m’en veut beaucoup ?

Pour la première fois depuis qu’elle avait rejoint son père, la voix d’Elisabeth se chargeait de douceur, de tendresse même.

— La rancune est un sentiment qui lui a toujours été étranger, grogna Tremaine. Tout ce qu’elle désire, c’est qu’on te retrouve : elle ne cesse de se reprocher de n’avoir pas su veiller sur toi, mais nous en parlerons plus tard. J’ai longuement pensé à ta destination immédiate : tu as le choix entre la maison d’Anne-Marie Le Houssois, qui elle aussi se tourmente, celle de ton parrain ou, si tu trouves Saint-Vaast trop proche des Treize Vents, je peux te confier à notre ami Joseph Ingoult. Tu pourrais vivre à Cherbourg jusqu’à ce que…

Il n’acheva pas sa phrase. De toutes ses forces il pensait « jusqu’à ce que j’aie enfin convaincu Lorna de quitter la maison », mais il savait qu’il allait se heurter à de grandes difficultés, qu’il y faudrait du temps, de la réflexion et de l’habileté.

— Je ne crois pas que j’irai jusque-là, fit Elisabeth doucement. Non, ne montez pas sur vos grands chevaux ! Je veux bien aller en Normandie, mais pas chez nous, pas trop près non plus. Quelle est la version officielle de mon départ ?

— Une retraite dans un couvent de Bayeux, fit Guillaume de mauvaise grâce. C’est là qu’il y en a le plus et c’est assez éloigné de Saint-Vaast pour décourager un peu les curieux.

Elisabeth eut une exclamation joyeuse.

— Bayeux ! Quelle chance ! C’est le Ciel qui vous a inspiré. Nous y avons des amis… ceux-là mêmes qui ont assisté à notre mariage. C’est chez eux que j’aurai le plus de chances de recevoir des nouvelles de mon époux et j’espère que vous ne verrez pas d’inconvénients à m’y emmener ?

— Qui sont ces amis ? Me crois-tu assez fou pour te laisser chez des inconnus ?

— Tous ne sont pas des inconnus, même pour vous ! Autrefois, chez Mme du Mesnildot, vous avez bien rencontré sa fille ? Charlotte de Vaubadon est royaliste dans l’âme. C’est l’amie la plus sûre et la plus courageuse que l’on puisse trouver.

— Mme de Vaubadon !

La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était en 1791, alors qu’après sa saison en enfer aux mains de Nicolas Valette, il se remettait lentement dans la maison de Pierre Annebrun1. Moitié par curiosité, moitié par intérêt, elle était venue le visiter avec sa mère afin de savoir s’il lui serait possible de faire passer leurs maris en Angleterre. C’était alors une jeune dame de dix-sept ans, pas vraiment jolie, mais pleine de séduction avec son teint très blanc, sa chevelure fauve et ses yeux câlins. Son plus grand charme était sa voix, d’une extraordinaire musicalité : une vraie voix de sirène à laquelle cependant il avait fort bien su résister.

Il savait peu de chose d’elle : élevée chez les dames bénédictines de Coutances, elle était alors mariée depuis deux ans à M. Le Tellier de Vaubadon, fort riche et assez aimable, qui lui avait fait, à Bayeux, un sort des plus enviables. Auquel elle tenait beaucoup apparemment puisqu’afin de protéger ses biens de la loi contre les émigrés, elle avait alors demandé le divorce « de convenance » auquel se résignaient bien d’autres dames de la noblesse dont les époux avaient dû fuir. Sa mère elle-même l’avait alors approuvée : ce divorce républicain n’était qu’un chiffon de papier incapable de rompre un mariage chrétien. La tourmente passée, les époux le tiendraient pour nul et non avenu, quitte à se remarier si la loi l’exigeait. Depuis, Jeanne du Mesnildot ayant disparu, la société de Valognes s’était dispersée aux quatre vents et Tremaine ne savait plus rien de sa fille qui, d’ailleurs, ne l’intéressait guère. Apparemment elle habitait toujours Bayeux puisque Elisabeth souhaitait l’y rejoindre. Mais il n’était pas tout à fait certain d’avoir vraiment envie de lui confier sa propre fille. La belle Charlotte avait une façon bien à elle et assez inoubliable de regarder un homme.