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— C’est chez elle que tu veux habiter ? demanda-t-il enfin.

— Pourquoi pas ? Elle possède un hôtel particulier ravissant, mais si elle ne vous plaît pas, je n’aurai que l’embarras du choix. Je peux aller chez Mme Amfrye qui est bien un peu sévère mais pleine de bonté, ou encore chez Mme de Chivré. Croyez-moi, père, dans la situation ou nous nous trouvons, c’est la meilleure solution.

— On dirait que le pire est toujours la meilleure solution pour toi ! murmura Guillaume en touchant, contre sa poitrine, le billet qu’Elisabeth avait épinglé à la selle de son cheval avant de s’enfuir avec son prince. Je veux croire que ce ne sera pas le cas cette fois.

Il prit quelques instants de réflexion puis déclara :

— Il se peut que je fasse ce que tu me demandes, mais à une condition : je veux que tu me jures de ne pas bouger de Bayeux sans m’en avertir. Il faut que je sache toujours où tu te trouves et assez proche pour que nous puissions nous rejoindre rapidement.

— Cela peut créer des difficultés. Si mon époux m’appelait…

— J’ose espérer qu’il aura assez de sagesse… et d’amour à l’avenir pour te tenir à l’écart de ses propres dangers. Tu ne dois quitter la Normandie sous aucun prétexte.

— Mais enfin, pourquoi ?

— Puisqu’il faut tout te dire, j’ai dû répondre de ta conduite non seulement sur ma liberté mais aussi sur mes biens. Que tu soies prise à nouveau dans ce que le Premier Consul ne pourrait considérer que comme une conspiration, et il ne restera rien des Treize Vents ni peut-être de ceux qui l’habitent. Alors, si ta famille représente encore quelque chose pour toi…

L’obscurité ne permit pas à Tremaine de voir pâlir sa fille, mais il la sentit frémir.

— C’est un affreux chantage ! murmura-t-elle.

— J’en demeure d’accord et je ne t’en aurais rien dit si j’étais seul en cause, mais il y a tes frères, et la maison, et tous ceux à qui elle est aussi nécessaire que l’air et le pain. Tu n’as pas le droit de…

— N’en dites pas plus ! Je jure de ne rien faire qui puisse mettre ma famille en péril. Louis-Charles garde des Treize Vents un trop bon souvenir pour ne pas comprendre lorsque je le lui dirai.

Depuis un moment déjà, la voiture roulait dans le bois de Boulogne en direction de Saint-Cloud quand, soudain, elle ralentit, s’arrêta. Victor Guimard sauta de son siège, ôta son chapeau et vint à la portière.

— Nous changerons de chevaux au relais de poste de Poissy, dit-il. Je pense que vous souhaiteriez vous y restaurer et même y passer la nuit. Mademoiselle doit avoir besoin d’un peu de repos après la journée qu’elle vient de vivre. Nous avons quitté Paris ; nous sommes donc en règle. À moins que vous ne soyez particulièrement pressés ?

— Le repos sera le bienvenu, approuva Elisabeth. Je pense, en outre, qu’il vaut mieux nous comporter tout à fait comme des voyageurs ordinaires. Souper avec mon père me fera plaisir… et puis aussi faire un peu de toilette. Malheureusement, je n’ai rien pour me changer.

— J’ai pris la liberté de passer rue de Varenne chercher votre bagage, auquel Mrs. Crawfurd a joint quelques petits cadeaux. Il est à l’arrière de la chaise.

Elisabeth se mit à rire, ce qui fit à Guillaume un plaisir infini.

— Mais qui donc êtes-vous au juste, monsieur qui veillez si attentivement sur moi ?

— Une sorte d’ange gardien, justement ! fit Guillaume. C’est lui qui m’a averti de ce qui s’était passé à l’hôtel de Matignon et qui m’a aidé à en arriver là. Je te présente… le baron de Clacy, un ami de M. de Talleyrand.

Par-dessus la vitre baissée, Elisabeth tendit spontanément au jeune homme une main sur laquelle il s’inclina :

— Je pense qu’au cours de ce voyage j’aurai le temps de vous dire toute ma reconnaissance, baron, fit-elle avec un sourire trop éclatant pour ne pas achever la conquête de l’ange en question.

Il offrit, en retour, son curieux sourire asymétrique.

— Oubliez le baron ! conseilla-t-il. Dans la vie quotidienne, je suis seulement Victor Guimard. Tout à votre service, mademoiselle !

Un instant plus tard, la chaise de poste repartait à vive allure.

— Quel homme charmant ! soupira la jeune femme. Mais, si c’est un ami, pourquoi m’appelle-t-il mademoiselle ? Est-ce qu’il ne sait pas… ?

— Non ! fit Guillaume. Et il ne doit pas savoir… Tu comprendras peut-être mieux si j’ajoute que, dans la vie quotidienne comme il dit, c’est un policier, et même l’un des meilleurs limiers de Fouché.

— Un quoi ?… Je comprends de moins en moins, souffla Elisabeth abasourdie. Mais pourquoi fait-il tout ça ?

— Pour une raison vieille comme le monde, soupira Guillaume. Je le soupçonne d’être tombé amoureux de toi ce matin. En outre, il n’est pas particulièrement satisfait des procédés de son patron. D’après Talleyrand, c’est un homme d’honneur. N’empêche qu’il vaut tout de même mieux garder quelque prudence. Il est tout dévoué à Bonaparte et s’il est prêt à se dévouer pour toi, il ne verrait aucun inconvénient, bien au contraire, à coffrer ton… royal époux ! Te voilà prévenue.

Il était déjà tard lorsque l’attelage fumant franchit l’antique pont jadis jeté sur la Seine par Saint Louis et atteignit la maison de poste de Poissy, proche voisine des deux tours à poivrières, seuls vestiges de la puissante abbaye à laquelle s’attachait le souvenir des grands rois capétiens. L’hôte qui vint accueillir les voyageurs, la serviette sur le bras, s’empressa néanmoins.

— Nous n’avons pas trop de monde, ce soir. Vous aurez bon souper et bon gîte. Vous pouvez passer à table tout de suite. Quant à votre cocher…

— Il soupera avec nous, coupa Guillaume sans donner d’explication.

Ils trouvèrent place à l’un des bouts de la longue table d’hôtes, l’autre extrémité étant occupée par les voyageurs de la diligence de Caen. Entre les deux groupes, un marchand de vins de Bordeaux qui effectuait une tournée en Normandie salua poliment les arrivants et reprit son repas en leur signalant que la soupe au chou était excellente, mais que la cave de la maison gagnerait beaucoup en s’approvisionnant chez lui. Guillaume échangea quelques paroles aimables avec lui mais, devinant l’un de ces bavards dont il est difficile de se débarrasser, il prit soin de ne pas s’installer trop près.

Ce souper, parfaitement bon au demeurant, devait lui laisser une impression bizarre et, surtout, lui faire non seulement découvrir une nouvelle facette du caractère de sa fille mais regretter de lui avoir confié le sentiment tout neuf que lui portait Guimard. Cette jeune femme sûre d’elle et de son pouvoir était-elle bien la même que sa petite fille franche jusqu’à la brutalité, plutôt moqueuse mais totalement dépourvue de cruauté ? Or, tout au long du repas, elle joua en comédienne consommée avec le jeune policier, posant des questions, répondant aux siennes, bien sûr, mais de façon qu’il ne pût rien supposer de la situation familiale des Tremaine à cette époque. Elle fut la charmante jeune fille qui vient de commettre une sottise mais qui la regrette, n’ayant d’autre désir que de retrouver bientôt sa place encore chaude au foyer paternel. Avec tant de naturel d’ailleurs que Guillaume en vint à se demander s’il n’avait pas rêvé le mariage insensé qui la liait désormais à l’héritier du sang de France.