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Lorsque, armés de chandelles, ils gagnèrent leurs chambres respectives, il ne put s’empêcher de lui en faire la remarque :

— Il me semble que tu as dépensé beaucoup d’amabilité ce soir, et j’irais même jusqu’à dire d’amabilité un rien suspecte. Que cherches-tu à obtenir de ce garçon ?

— Je voulais d’abord savoir si vous aviez raison lorsque vous disiez que je l’intéresse mais, surtout, j’essayais de m’en faire un ami. Ce qui n’est pas à dédaigner dans sa profession.

— Un ami ? Permets-moi de te dire que ce n’est pas la bonne manière. C’est un amoureux fou que tu es en train de te créer, un amoureux qui n’aura rien de plus pressé, si d’aventure il se trouve en face de ton époux, que de lui lâcher un coup de pistolet ou de lui passer une épée en travers du corps afin de faire place nette autour de toi.

— Est-ce que vous n’exagérez pas un peu ? Après tout, c’est un gentilhomme.

— C’est surtout un homme, un vrai, pas un gamin comme Alexandre de Varanville, Julien de la Rondière… ou ton beau prince encore bien jeune avec ses dix-huit ans, même si plus de la moitié de ces années-là ont été forgées au feu du malheur. Celui-là est habitué au combat de l’ombre comme au corps à corps et nous ne savons rien, ni toi ni moi, de son âme profonde. Crois-moi, Elisabeth, ne joue pas avec lui ! Tu pourrais obtenir le contraire de ce que tu espères.

Elle haussa les épaules et retrouva le sourire espiègle de naguère.

— Dieu ! que vous êtes sévère, papa ! Vous êtes tout simplement en train de m’accuser de la pire rouerie féminine.

— Et ce n’est pas vrai ?

— Pas tout à fait. Pour ne rien vous cacher, je trouve votre baron policier très sympathique. Il y a en lui quelque chose de fort, de rassurant. Un peu comme vous.

Que répondre à cela ? Guillaume se contenta de pousser un soupir puis, ouvrant devant Elisabeth la porte de sa chambre, de poser un baiser sur son front en lui souhaitant une bonne nuit. Pour sa part, il était presque certain que la sienne ne vaudrait rien et que ses pensées l’empêcheraient de dormir. L’idée de laisser Elisabeth chez Charlotte de Vaubadon ne lui disait rien qui vaille. La jeune femme était charmante, mais il revenait à la mémoire de Guillaume certains bruits touchant sa vertu dont la vieille Mme de Chanteloup s’était faite l’écho.

— Si ce que l’on dit est vrai, il vaut mieux que sa pauvre mère ne soit plus de ce monde, avait émis la tante de Rose. Certes, Jeanne du Mesnildot aimait à plaire, mais cela ne tirait pas à conséquence. Ce qui ne serait pas le cas de sa fille. Elle étendrait ses sentiments royalistes à tous ceux des nôtres qui viennent lui demander asile. On lui prête déjà une demi-douzaine d’amants, dont le fameux chevalier de Bruslart qui a juré de se battre un jour en duel avec Bonaparte. Évidemment, personne n’a tenu la chandelle et vous me direz que les gens sont méchants.

Inquiétante perspective pour une toute jeune femme ! Mais que faire d’autre ? Mariée, Elisabeth était parfaitement en droit de choisir l’habitation convenant à son époux. En outre, employer la force et l’autorité ne servirait de rien : à moins de l’enfermer à double tour et de la surveiller jour et nuit, Elisabeth, en vertu de ce principe que l’amour donne des ailes, trouverait le moyen de s’échapper d’une façon ou d’une autre ; puis, il y avait cette promesse faite à Bonaparte : ne donner asile au jeune roi errant sous un aucun prétexte aux Treize Vents. Si la jeune femme y revenait, comment en refuser l’accès à son mari ? D’autant que les lois de l’hospitalité étaient en Normandie d’une rigueur absolue : qui leur manquait se mettait au ban de la société ou peu s’en fallait !

Tout en fumant sa pipe, les pieds sur les chenêts de la cheminée, Guillaume pensa soudain que ce dernier problème pouvait s’arranger. Dès son retour chez lui, il enserrait des ouvriers à la maison du Galérien pour la faire remettre en état, la redécorer même, afin d’en chasser les fantômes inquiétants des derniers habitants2. Il irait même jusqu’à la faire bénir, voire exorciser, par le curé de Morsalines ! En même temps, il verrait son notaire afin que la propriété soit désormais au nom d’Elisabeth seule. Jusque-là, elle faisait partie de l’héritage de sa mère, Agnès de Nerville, indivis entre la jeune fille et son frère Adam. Il suffirait de consentir à celui-ci un avantage équivalent et, désormais chez elle, Elisabeth pourrait tout à loisir y vivre avec son époux aussi longtemps que tous deux le jugeraient bon sans que Tremaine manque à sa parole.

— Demain, pensa-t-il, je lui ferai part de ces dispositions. Elles l’inciteront peut-être à revenir plus vite au pays… Évidemment, cela ne m’évitera pas de la laisser à Bayeux au moins pour un temps !

Un peu rasséréné, Guillaume eut soudain envie de respirer de l’air frais. Il sortit sur la galerie de bois où donnaient les chambres de l’auberge afin de fumer une dernière pipe. Ensuite il se coucherait. Peut-être alors arriverait-il à dormir ?

La nuit, grâce à un beau clair de lune, était presque aussi lumineuse que le petit jour. Elle était fraîche aussi et Guillaume, avant d’allumer le tabac, respira son parfum d’herbe mouillée, de feu de bois et de crottin de cheval. Il s’approcha du garde-corps courant jusqu’à l’escalier extérieur, voulut s’y appuyer mais, ayant jeté un œil dans la cour, il recula aussitôt : un gros arbre où, dans la journée, on attachait les montures des voyageurs de passage, occupait le milieu et sous cet arbre il y avait un banc fait d’une planche posée sur d’anciens montoirs. Or, sur ce banc, un homme était assis.

Ce fut d’abord le point rouge de son cigare qui attira l’attention de Tremaine. Il se détachait bien dans l’ombre formée par les branches encore feuillues. Parmi ceux qui avaient pris place autour de la table d’hôte, un seul homme fumait le cigare : c’était Victor, et Guillaume voulut s’accorder le loisir de l’examiner un instant. Retranché derrière l’un des piliers de bois, il plongea dans la cour un regard accoutumé dès l’enfance à percer les ténèbres. Il n’eut pas à se donner beaucoup de mal. Le jeune homme se leva soudain et s’approcha de la maison, étirant une grande ombre sur la flaque de lumière que la cour formait sous la lune. Lentement, la tête levée, il s’avança vers l’endroit où se trouvait la porte d’Elisabeth, à peu près à angle droit de celle de Guillaume, et il resta là, regardant cette porte avec une intensité qui fit sourire l’observateur. Ce garçon aimait avec passion une fille qu’il n’avait jamais vue vingt-quatre heures plus tôt.

Un moment, les deux hommes restèrent sur leurs positions : l’un contemplant, l’autre observant. Une idée, petit à petit, prenait forme dans l’esprit de Tremaine. Une impulsion plutôt : pourquoi ne pas faire entière confiance à ce jeune homme capable de risquer la colère et la rancune d’un homme aussi redoutable que Fouché pour venir en aide à la belle de ses pensées ? Pourquoi ne pas lui confier une garde qu’on ne lui permettrait pas, à lui le père, d’exercer ?

Guillaume retourna pendant un moment cette pensée dans sa tête, puis soudain se décida : longeant la galerie sans faire plus de bruit qu’un chat, il atteignit l’escalier, descendit dans la cour où il fit quelques pas, s’arrêta et se mit à bourrer sa pipe. Ayant entendu le bruit de ses bottes sur le gravier, Guimard se retourna.

— Oh ! vous êtes là ? fit Guillaume jouant la surprise. Est-ce que, par hasard, cette fichue pleine lune vous empêcherait de dormir vous aussi ? D’après mon médecin, j’ai des nerfs trop sensibles et chaque mois l’astre des nuits me vaut une bonne insomnie…