— Ce n’est pas mon cas. Cependant, je n’avais pas sommeil.
— C’est une heureuse coïncidence ! Je souhaitais vous parler sans témoins et je n’osais pas vous déranger. Voulez-vous que nous nous asseyions sur ce banc ? Nous devrions y être presque invisibles pour tout amateur de promenades nocturnes.
— Si vous voulez.
Les deux hommes fumèrent quelques instants en silence. Guillaume cherchait comment entamer la conversation. Enfin il se décida :
— C’est de ma fille que je veux vous parler, Clacy.
— Je préfère que vous m’appeliez Guimard.
— Pas en cette circonstance : c’est au gentilhomme que je m’adresse ; pas au policier. J’ai un grand service à vous demander, mais comme il s’agit d’une chose grave, je veux être certain que vous oublierez mes paroles s’il vous est impossible de me le rendre. Je ne veux pas apporter le malheur à des innocents…
— Vous avez ma parole ! fit le jeune avec gravité.
— Voilà : Elisabeth ne veut à aucun prix rentrer à la maison et cela pour une raison que je vous dois d’expliquer. Elle ne l’habitait plus lorsqu’elle a rencontré le prince et a décidé de le suivre.
Guillaume n’était pas l’homme des longs discours ; il savait dire l’essentiel en quelques mots et il lui fallut peu de temps – juste celui de fumer sa pipe – pour expliquer à son compagnon la situation qui était la sienne aux Treize Vents.
— Vous comprenez, conclut-il, que je suis mal placé pour articuler des exigences et elle ne veut aller chez aucun de nos amis. Il m’est bien venu l’idée d’une solution, mais il me faut de la patience pour la réaliser. Or, Elisabeth désire se rendre chez des amis à elle.
— Qui se trouvent où ?
— Je vous le dirai plus tard. Selon ce que vous répondrez…
— C’est assez juste, mais devez-vous vraiment souscrire à toutes ses exigences ? Après tout, si vous avez commis une faute – assez excusable chez un homme –, elle en a commis une beaucoup plus grave. Et elle n’a que seize ans…
— Je sais, mais je ne me reconnais plus le droit de lui refuser son destin.
Il prit un temps comme le nageur qui va plonger et retient son souffle. Tout allait se jouer dans un instant. Il ne restait plus qu’à prier Dieu de le frapper de mutisme au cas où il serait en train de commettre une énorme sottise.
— Je ne le sais que depuis peu, mais le mal n’en est pas moins irréparable : Elisabeth et… le fugitif se sont mariés.
— Ah !
Que craignait-il au juste ? Une explosion de colère ? Des reproches ou toute autre réaction née d’une grande déception ? Il n’entendit qu’un profond soupir, puis :
— Je ne pense pas que vous ayez donné votre consentement ?
— Ne vous ai-je pas dit que je viens de l’apprendre ? Est-ce que cela change quelque chose ?
— Au point de vue de la validité du mariage, sans aucun doute. Surtout s’il s’agit d’une simple bénédiction religieuse. Dans quelques mois vous aurez doublement la loi pour vous. On parle beaucoup de ce Code civil auquel le Premier Consul est très attaché, mais je suppose qu’en me posant votre dernière question vous ne faisiez pas allusion au côté légal de ce mariage. Vous voulez savoir si cela ne change rien pour moi ?
— En effet. J’ai cru m’apercevoir… que ma fille ne vous est pas totalement indifférente.
— Vous êtes franc, je le serai aussi. C’est vrai, je l’aime et ce sont de ces choses qui vous arrivent sans prévenir ; mais qu’elle soit mariée ou non ne change rien à mes sentiments. J’ai, au contraire, plus grande envie que jamais de la protéger, puisque apparemment elle vous en refuse le droit, mais…
— C’est ce que je voulais vous demander ! exhala Tremaine, tandis que sa poitrine se dégonflait. Dieu soit loué, vous m’avez compris !
— Vous ne m’avez pas laissé finir. J’allais dire : mais cette protection ne saurait s’étendre à son époux que je considère toujours comme un ennemi de l’ordre et de la paix en ce pays. Si je peux mettre la main dessus…
— Faites attention ! Elle vous haïrait et je crois qu’elle sait très bien haïr.
— Je n’en doute pas, mais je ferai mon devoir. Tout ce que je peux vous promettre, c’est de tout essayer pour ne pas opérer moi-même.
— Il y a aussi ceux qui vont la recevoir. S’ils étaient arrêtés, elle serait immanquablement compromise. Je n’ai guère confiance en eux, sans les connaître. Elisabeth pourrait être dénoncée.
— Entre subtiliser un suspect et procéder à une rafle, il y a une grande marge. Les ordres du Grand Juge Régnier sont formels : il faut s’emparer du prince presque en secret, en évitant surtout un scandale qui ferait refleurir une légende particulièrement dangereuse. J’ajoute qu’en aucun cas, il ne doit être porté atteinte à sa personne sous peine de graves sanctions. L’arrêter oui, le tuer, non ! Bonaparte a toujours déploré que l’on ait fait tomber les têtes du roi et de la reine : il ne veut pas de ce sang-là sur les mains… Vous savez tout, à présent. Toujours prêt à me faire confiance ?
— Je crois que oui. C’est à Bayeux qu’Elisabeth veut se rendre. Je ne sais pas au juste chez qui et vous comprenez bien qu’il n’est pas question de l’y conduire moi-même.
Dans l’ombre des branches, Guillaume vit briller les yeux sombres et les dents blanches du fils de la danseuse.
— D’autant qu’elle n’ignore pas ma profession. Je suis certain que vous le lui avez dit… Elle a été envers moi d’une amabilité un brin suspecte.
— Ne vous mésestimez pas ! Elle vous trouve très sympathique. Il y aurait même quelque ressemblance entre vous et moi…
— C’est toujours agréable à entendre. À présent, mettons-nous d’accord ! Le mieux, pour la vraisemblance, est qu’elle prenne la fuite à un moment ou à un autre de la route. Je suggère… un relais après Bayeux, assez proche de la mer pour que l’on puisse supposer un embarquement.
— Isigny, sur les Veys. C’est l’estuaire de la Vire et de l’Aure. De là on gagne facilement les îles Saint-Marcouf désertes depuis le départ des Anglais.
— À merveille ! Je m’arrangerai pour que nous passions la nuit à ce relais. Jusque-là vous lui aurez conseillé d’agir de la sorte. À moins que vous ne craigniez pour elle une chevauchée de… ?
— Vous plaisantez ? Elle est pratiquement née dans une écurie et monte comme un hussard. Sept à huit lieues ne sont pas pour lui faire peur.
— De mieux en mieux. En ce qui nous concerne, nous nous séparerons après son départ. Vous rentrerez chez vous où je vous ferai tenir des nouvelles dès que ce sera possible. Moi, je suivrai… notre jeune reine sous un déguisement quelconque. Cela vous convient-il ?
— Tout à fait. Je la ferai partir à l’aube. La nuit est trop dangereuse.
— De toute façon, je ne serai pas loin derrière…
Tout était dit. Guillaume se leva, vida sa pipe en la tapant contre le talon de sa botte, la fourra dans sa poche puis se retournant, tendit la main à Victor.
— Vous allez avoir en garde ce que j’ai de plus précieux au monde. Sachez-le ! S’il devait lui arriver malheur…
Le jeune homme serra sans hésiter la grande main offerte.
— Vous me tueriez ! Je le sais. Mais soyez tranquille : tant que je vivrai elle sera protégée. D’elle-même s’il le faut.
Dans la matinée du lendemain, on repartit. Par Mantes, Pacy, Évreux, La Commanderie, Lisieux et Croissanville on atteignit en moins de deux jours la ville de Caen où l’on prit logis au Lion d’Or. Le voyage se poursuivait agréablement, les relations entre Elisabeth et Victor ayant pris une tournure presque amicale. Durant les repas, ils causaient volontiers ensemble et il arrivait qu’aux relais, la jeune fille descendît de voiture pour bavarder un instant avec le cocher occasionnel.