— C’est là ma chambre ? demanda Tremaine dans le seul but d’apprendre si Theodosia parlait seulement le grec.
Il fut tout de suite renseigné.
— La chambre rouge, oui… la plus belle ! Mon fils apportera de l’eau.
Comparativement au reste du château, cette pièce conservait un reflet de faste. Un lit de chêne à colonnes torses dont la couverture était de vieux damas d’un pourpre terni comme les tentures à festons, une table à pieds chantournés, deux chaises, une armoire dont les panneaux gardaient des traces d’enluminure, enfin une grande cheminée de pierre datant de la construction du château et à qui, en hiver, le feu pouvait donner une certaine richesse, tandis que dans le vide de l’été, les chenets noircis et les cendres oubliées donnaient un aspect des plus tristes, tel était le décor qui allait abriter la nuit de Guillaume. Il y avait aussi un paravent de damas effrangé masquant des ustensiles de toilette. Theodosia préleva un pot en annonçant qu’elle allait le remplir.
Resté seul, en attendant de pouvoir se rafraîchir, Tremaine s’approcha d’une des deux fenêtres à petits carreaux dont plusieurs étaient remplacés par du papier huilé et dont les rescapés n’avaient pas été lavés depuis longtemps. La crémone de la première fenêtre résista si vaillamment à sa poigne vigoureuse qu’il n’osa pas trop insister par crainte de voir l’ensemble s’écrouler. L’autre, par contre, se montra beaucoup plus complaisante et il put respirer l’air rafraîchi et l’odeur de la forêt mouillée.
Les nuages noirs encombraient le ciel en si grand nombre qu’il faisait presque nuit bien que l’heure ne fût pas tardive. La pluie tombait toujours et, de temps en temps, un éclair déchirait l’air enveloppant la porterie d’une lumière livide. À la faveur d’un de ces éclats, il vit Marcos courir vers l’antique bâtiment et en ressortir aussitôt en compagnie de Morel avec lequel il revint tout aussi vite. Le visiteur pensa que le bailli mandait son intendant et se désintéressa de la question. D’ailleurs, quelques instants plus tard, le jeune Grec faisait son entrée, portant avec précaution la cruche de faïence pleine d’eau.
Sa toilette achevée, Guillaume regarda sa montre, et, ne sachant plus que faire, s’étendit sur le lit pour y attendre l’heure de rejoindre son hôte. La couche était dure comme du bois et aussi peu confortable que possible, mais la position allongée fit du bien au voyageur. Cette sacrée humidité ne valait décidément rien à sa jambe abîmée !…
Il regrettait à présent d’être venu à Montrouvres. Tout ce qu’il y avait découvert, c’était la misère d’un homme qu’il avait toujours aimé et respecté. Une misère qu’il était sans doute pénible à celui-ci d’étaler au grand jour et surtout devant lui, dont Saint-Sauveur connaissait la richesse, mais, d’autre part, il eût été idiot de se refuser cette chance de relever une piste, fût-elle infime. Enfin, depuis la fuite d’Elisabeth, il ne pouvait plus supporter les Treize Vents. Il fallait qu’il bouge, qu’il cherche, qu’il agisse, même au risque de se blesser ou de se détruire. Les insondables ténèbres où s’était enfoncée son enfant bien-aimée le rendaient fou…
Comment oublier ce jour de printemps, si doux et si lumineux, où tout avait cependant basculé dans l’angoisse ? Appelé à Varanville par un billet d’une terrifiante brièveté, il avait trouvé Rose en larmes – jamais il ne l’avait vue pleurer ! –, ses filles consignées dans la cuisine avec Marie Gohel, la maîtresse des lieux, Béline, la gouvernante d’Elisabeth, plongée dans des prières frénétiques et le château lui-même, toujours l’image même de la joie de vivre, muré dans le silence des grandes catastrophes.
L’annonce de la fuite de sa fille assomma Guillaume. Dix fois peut-être, il relut la courte lettre rapportée par le cheval revenu seul à l’écurie pour arriver à se persuader qu’il n’était pas le jouet d’un cauchemar, mais l’écriture était ferme, et le sens dépourvu d’équivoque : « J’ai retrouvé celui que je n’espérais plus revoir. Il m’emmène et je veux le suivre. Pardonnez-moi, vous tous que j’aime ! C’est la meilleure solution… »
Un texte sibyllin pour tout autre que lui. Par une de ces combinaisons diaboliques dont le sort possède le secret, le jeune roi, pour qui le bailli de Saint-Sauveur avait demandé l’asile aux Treize Vents durant les quelques semaines précédant son départ vers la Hollande, venait de reparaître sur la côte cotentinoise à l’endroit même où lui et Elisabeth s’étaient dit adieu. Voyant dans cette rencontre incroyable un signe du destin, tous deux avaient dû l’interpréter comme un cadeau du Ciel. Surtout Elisabeth, bien sûr ! Ce cœur n’était pas de ceux qui se reprennent et l’amour lui revenait alors que, déracinée, chassée par sa propre volonté d’un foyer familial qu’elle jugeait souillé, elle se cherchait un devenir entre le détachement glacé d’un couvent et le cours trop tranquille d’un mariage qui ne la tentait plus…
Devant Rose de Varanville qui, désespérée, s’accusait de n’avoir pas su veiller sur l’enfant venue chercher refuge auprès d’elle, Guillaume s’était agenouillé.
— Je suis le seul coupable, Rose, le seul à blâmer. Jamais je n’aurais dû permettre qu’Elisabeth quitte les Treize Vents ni surtout que Lorna y reste… Tout ce qui arrive est ma faute : pour une nuit de folie, une seule, je vous ai perdue, vous que j’aime. Je perds à présent ma fille et peut-être aussi mes fils. Ni Arthur ni Adam ne me pardonnent le départ d’Elisabeth. Ils m’adressent à peine la parole et chacun de leurs regards est un reproche… Comment vont-ils réagir quand ils sauront ce qui vient de se passer ? Je suis maudit, Rose, maudit ! Je ne sais que meurtrir ceux qui me sont les plus chers…
Il pleurait lui aussi, avec des sanglots qui étaient presque des cris de douleur. Pour tenter de l’apaiser, la jeune femme alors fit taire son propre chagrin, lui parla doucement, tendrement, s’accordant l’amère douceur de laisser percer l’amour qu’elle lui portait. Un instant, elle le tint dans ses bras, posant sur son front, sur ses cheveux ses lèvres soyeuses, et, à ce contact, il se sentit revivre…
Ce moment d’autant plus délicieux, d’autant plus précieux qu’il avait perdu l’espoir d’en vivre jamais un semblable, Guillaume en gardait le souvenir enfoui au plus profond de son cœur. C’était son talisman contre le découragement et, aux moments les plus noirs de sa quête farouche, il l’appelait à lui, le caressait comme un avare son trésor et la force de continuer à se battre contre l’impossible lui revenait alors, avec la certitude qu’appuyé contre le cœur de Rose, il pouvait affronter les pires épreuves…
D’un commun accord, ils décidèrent de garder secret ce qui venait de se passer, arrêtèrent la version officielle à l’usage du commun mais aussi des enfants : Elisabeth, trop blessée par son exil volontaire et les regrets qu’elle en éprouvait, s’était brusquement résolue à chercher le refuge d’un couvent. Le caractère fier et passionné de la jeune fille rendait cette éventualité tout à fait plausible. D’ailleurs, les filles de Mme de Varanville, Victoire et Amélie, ne s’en montrèrent pas autrement surprises : depuis son arrivée chez leur mère, la jeune fille semblait rechercher chaque jour davantage la solitude et le silence. Qu’elle eût choisi de se retirer du monde, au moins pour un temps, lui ressemblait tout à fait…
Guillaume savait bien que ce serait moins facile chez lui. Surtout avec Arthur dont il connaissait l’attachement farouche à sa demi-sœur. Il craignait un éclat. Ce qui ne manqua pas.
— Elisabeth chez les nonnes ? Jamais je ne croirai ça ! s’écria le jeune garçon. Elle aime trop le mouvement, la vie, la liberté. Et d’abord, quel couvent ? Si c’est à Valognes…